Critiquer la société capitaliste, c’est bien, réclamer un autre monde possible, c’est légitime, mais tout cela restera incantatoire si nous ne disons pas ce que cet autre monde sera.
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Il m’a semblé intéressant de résumer, en guise de complément et d’annexe à la partie 1 de ma chronique de la crise, quelques-uns des chapitres les plus intéressants du livre de Frédéric Lordon consacré à la crise financière des subprime ; ses explications très claires et pédagogiques permettent d’éclairer les mécanismes qui sont à l’origine de la crise financière ; son analyse porte sur les développements survenus jusqu’en août 2008, donc juste avant la tempête qui, en septembre, va secouer le système financier mondial, avec la faillite de Lehman Brothers, en particulier.
[1]
Concurrence et cupidité : les ingrédients de l’aveuglement
Une des particularités de la crise financière actuelle, crise des subprime, selon Lordon, c’est que pour la première fois on a une crise sur « les marchés de gros du crédit », ces marchés où s’échangent les titres qu’émettent en masse les banques pour leur refinancement et dont elles sont de plus en plus dépendantes. Ces produits sont des « dérivés de crédits », à savoir des crédits « titrisés ».
Sous le sous-titre « le miracle du nouveau paradigme », Lordon nous explique que « l’innovation financière [2] » et la « titrisation » répondent au fantasme permanent de la finance à la recherche du miracle permettant de gagner plus en risquant moins.
Une seule solution l’autorégulation
Suite à l’éclatement de la crise, la finance annonce : « nous allons nous charger nous-mêmes de réexaminer nos pratiques ». Par quoi il faut comprendre : nous ne laisserons pas la loi se mêler de nos affaires.
Le 10 avril 2008 (soit 9 mois après l’éclatement de la crise des subprime dont on commence alors à mesurer pleinement la profondeur et la gravité), l’Institute of International Finance qui représente 375 des plus grandes compagnies financières mondiales pose publiquement un acte de contrition, mais conclut son communiqué comme suit : « nous voulons prouver que nous, l’industrie financière, pouvons faire du meilleur travail ».
Le discours sur le code de bonne conduite est ainsi ressorti des tiroirs : les professionnels de la finance s’engagent à l’élaborer avec le plus grand sérieux…et surtout à n’en rien faire dès que l’orage sera passé. C’est le discours de « la finance-promettant-de-s’autoréguler-dès-que-possible », selon Lordon.
Un autre argument est celui qui présente la crise comme le prix de l’innovation. Contre toute vérité historique, les tenant du néo-libéralisme comme « The Economist » nous disent que « le système financier sophistiqué et innovant est susceptibles de crises destructrices, mais qu’un système étroitement régulé condamne l’économie à une croissance lente ». C’est un déni révisionniste, dénonce Lordon, quand on pense aux 5 % de croissance et au plein emploi de la période 1945-1975, période de régulation financière (dans le cadre des Etats nationaux).
Lordon développe ensuite 3 thèses :
1) La concurrence alliée à la cupidité est la force par excellence de l’aveuglement au risque et de l’emballement collectif.
La concurrence produit de l’homogène et non de la diversité, soutient Lordon. Lâchés dans l’univers qui offre des opportunités de profit sans équivalent avec le reste de l’économie, et soumis à une concurrence qui les pousse à ce que ces profits très hauts le soient toujours davantage, les opérateurs de la finance sont magnétisés par l’idée de rendement au point d’oublier le risque.
Le fait qu’ils aillent tous dans le même sens pousse les prix à la hausse ; ce mouvement génère lui-même les profits et confirme en même temps que le nouveau lieu du rendement a été correctement identifié.
2) L’innovation (financière) soutient le déni imaginaire des risques…et leur accumulation réelle
3) La mesure du risque avant qu’il ne se produise est impossible.
Selon Lordon, la force motrice de la finance de marché, c’est le « high yield », le haut rapport. Il faut toujours tirer plus, extraire plus. Il avance que dans la finance, les standards de profitabilité sont sans commune mesure avec tout ce qui peut se rencontrer ailleurs dans l’économie.
Certes, nous dit-il, « un mouvement puissant comme celui du capitalisme actionnarial a eu pour effet de relever très significativement la rentabilité du capital pour les grandes entreprises, mais cela n’est rien comparé aux performances de profit dont la finance de marché est capable ».
Pour donner une idée de ces écarts de rendement, Lordon nous donne cet exemple :
Là où les grandes entreprises françaises du CAC 40 peuvent dégager des taux de rentabilité des capitaux propres (ROE, « return on equity » dans le jargon financier anglo-saxon) de l’ordre de 15 à 20 % pour les plus profitables (ce qui est déjà énorme et ne va pas sans profits tirés des placements financiers de ces multinationales), la banque de détail de la Société générale (l’une des grandes banques françaises) dégage, elle, un ROE (taux de rentabilité sur fonds propres) de 23,6 % au dernier trimestre 2006, et sa banque de financement de 43,8 % !
Le même trimestre le département Securities Services (service des titres) de JP Morgan dégage un ROE de 58 % !
L’industrie financière étasunienne qui n’emploie que 5 % des effectifs et pèse 15 % dans le PIB marchand des Etats-Unis n’en fait pas moins de 40 % des profits totaux !
Gagner toujours plus, tel est l’adage de la finance concurrentielle. La rentabilité financière est la forme la plus addictive du profit, instantanée et explosive : dans les opérations de la finance, le débouclage d’une position gagnante réalise dans l’instant une plus-value, parfois gigantesque, qu’une stratégie de « levier » convertit en une rentabilité plus impressionnante encore.
L’activité de marché financier donne corps au fantasme capitaliste par excellence puisqu’elle réalise l’extraction de profits sans aucun effort de mise en valeur du capital (donc sans avoir à passer par le détour du cycle de production) et qui plus est dans des proportions sans commune mesure avec les niveaux de rendement que l’activité productive s’efforce péniblement d’atteindre.
(De plus, on verra qu’elle croit avoir réalisé avec la titrisation un autre de ses fantasmes, à savoir de ne jamais avoir son capital immobilisé, mais de toujours en disposer sous une forme mobile, c’est à dire soit de cash, soit de titres totalement liquides, c’est-à-dire négociables sur le marché en tous temps, lui donnant l’impression de toujours avoir accès à la liquidité. Elle croit enfin avoir conjuré le risque grâce à « l’innovation financière », comme on le verra).
L’effet de levier
Lordon consacre ensuite un encadré à l’effet de levier, qui permet de comprendre pourquoi celui-ci est systématiquement utilisé par les hedge funds (fonds spéculatifs) par exemple.
On appelle « effet de levier » la démultiplication de rentabilité obtenue par le recours à l’endettement dans le financement des investissements (« dans le financement des placements financiers » serait une expression plus appropriée).
Soit un actif (industriel ou spéculatif) de valeur 100 dégageant un profit de 10, soit une rentabilité de 10%.
Supposons maintenant que cet actif de 100 ait été financé par 20 d’apport en fonds propres et 80 d’endettement auprès des banques.
Dans ce cas, la rentabilité financière va rapporter le profit final non pas à la valeur nominale de l’actif, soit 100, mais aux seuls fonds propres avancés par l’investisseur, soit 20.
Comme de la dette a été utilisée pour financer l’investissement, des intérêts doivent être versés aux banques pour l’emprunt de 80. Ces intérêts doivent donc être déduits du profit de 10.
Admettons un taux d’intérêt de 5 % (sur 80, cela représente donc 4). Le profit final est donc de 10 – 4 = 6.
Et la rentabilité financière, qui est la rentabilité des capitaux propres est de 6/20, soit 30 % (et non plus 10 % comme ce serait le cas si l’investisseur avait apporté lui-même sous forme de fonds propres la totalité du capital engagé dans cette opération, à savoir 100).
Et comme les hedge funds jouent de plus sur le différentiel de taux d’intérêt, empruntant dans les pays à bas taux d’intérêt pour aller prendre des positions sur des objets à hauts rendements ou s’investir dans des pays dans lesquels les taux de rentabilité sont supérieurs, cela renforce encore l’effet du levier : admettons un taux d’intérêt de 2 %, soit sur 80 = 1,6, le profit serait alors de 10 – 1,6 = 8,4, soit un taux de rentabilité sur fonds propres de 8,4/20 = 42 %.
Or, nous dit Lordon, le désir de profit ne connaît pas la satiété, au contraire même, ces avancées sont considérées comme autant de seuils en-dessous desquels on ne veut plus descendre.
Il ne faut pas attendre que la force motrice de la rentabilité s’affadisse ou s’éteigne avec le succès : elle n’en sortira au contraire que plus déterminée à de plus grandes conquêtes.
High yield est le nom donné à ce principe de l’élan infini, par quoi il faut entendre non pas « haut rendement » mais bien : « plus haut rendement ».
Dans la bulle, le vertige de la profitabilité est alors si puissant qu’il obscurcit les esprits. La bulle et sa profitabilité stable (et même sans cesse croissante), ancre l’idée d’un nouveau régime financier dans lequel le risque serait maîtrisé.
Toxique concurrence
De plus, toutes les forces qui saisissent les agents les propulsent plus loin qu’ils n’iraient eux-mêmes, amplifiant leur déraison et les entraînant pour le pire.
La finance est ainsi l’univers du rally, de l’engouement collectif, de la ruée et de l’agglutination.
Elle vit dans la fatalité des rendements croissants : plus une dynamique s’esquisse dans un sens plus elle est rejointe par nombre d’opérateurs, et plus elle prend de l’ampleur.
Les forces concurrentielles stimulent l’émulation pour le pire. Les fameux bonus sont quant à eux chargés de signification dans cet univers de la finance : c’est à leur hiérarchie que se mesure la valeur des individus dans ce microcosme.
Le rendement devient de fait le critère dominant, et pour finir le critère unique. Qui voudrait trop considérer les risques futurs est condamné à dégrader sa rentabilité présente, par conséquent à régresser dans la table honorifique de la profession et à mettre en péril ses intérêts vitaux.
Les institutions autant que les individus sont emportées par cette logique démente. Elles sont soumises à un jugement : celui de leurs actionnaires. Le critère d’airain est le même : le profit ici et maintenant.
Pour les banques, comme pour les autres entreprises cotées en bourse, le profit fait les cours boursiers, et les cours la félicité des actionnaires.
Aussi dangereuses soient-elles, nul ne peut se permettre (dans cet univers) de négliger des opportunités de profit tout de suite. Les fonds de placement et leurs clients ont en effet le nez rivé sur le palmarès des performances.
Tout recul dans le classement de rentabilité est immédiatement sanctionné par des pertes de part de marché. C’est pourquoi, quand s’ouvre un nouvel Eldorado, il faut s’y ruer avec tout le monde, sauf à « décrocher ».
Les plus lucides – qui mesurent les risques potentiels – sont ainsi emportés malgré eux. Ils n’ont pas d’autre choix que de rejoindre l’emballement collectif, sous peine de perdre leur position concurrentielle.
Dans un point suivant intitulé « …mais tous étaient frappés » et sous-titré « mordus par le virus du high yield », Frédéric Lordon énumère les banques, traditionnellement très conservatrices, comme les banques régionales allemandes ou la suisse UBS [3], qui ont cédé à l’appât du gain et commencé à spéculer pour réaliser des surprofits et jouer dans la cour des grands.
Dans un point important sous-titré « changement de modèle dans la banque d’investissement », Lordon nous dit qu’à la pointe avancée de la finance internationale s’est produit un changement considérable : les grandes banques étatsuniennes, en particulier les banques d’investissement, ont radicalement redéfini leur modèle économique : traditionnellement, selon Lordon, les départements des « Banques de financement et d’investissement » (BFI) avaient pour fonction de concevoir et réaliser de nouveaux produits permettant à certains (les entreprises) de lever des fonds, proposant à d’autres de nouveaux actifs dans lesquels investir. Mais la BFI se contentait de ces interventions d’ingénierie, montant les véhicule adhoc (Special Purpose Vehicle, voir plus loin), réalisant le placement et touchant d’épaisses commissions (fees) au passage.
Une banque toutefois, Goldman Sachs, ne fait pas comme tout le monde : elle ne s’arrête pas comme les autres à l’émission de nouveaux titres pour compte de tiers, mais y investit ses fonds propres. Ce modèle hétérodoxe du « trading pour propre compte » l’a fabuleusement enrichie. Goldman Sachs est donc le modèle à suivre, la concurrence l’exige. Merrill Lynch est l’un des suiveurs les plus déterminés. Elle abandonne son ancien modèle de « fabriquer, puis sortir » pour adopter celui du « trading pour compte propre ». Les dérivés de crédit, notamment les CDO (Collateralized Debt Obligation), produits-phare dans la chaîne de titrisation des crédits immobiliers, donneront son premier support à cette nouvelle stratégie. Il s’agit de dérivés de dérivés, c’est à dire de titres qui sont basés eux-mêmes sur des titres adossés à des crédits subprimes. C’est un peu des produits structurés au carré.
Là où Merrill jouait autrefois un simple rôle d’intermédiaire, entre banques désireuses de titriser des crédits et investisseurs désireux de souscrire aux produits de la titrisation, cette banque se transforme en investisseur massif sur les CDO qu’elle fabrique elle-même. Or, ce sont ces titres qui s’effondreront dans la crise et là où le modèle ancien permettait de toucher tranquillement les abondantes commissions en regardant ensuite la casse à distance, le choix de Merrill de se mettre elle-même à la sortie de sa propre fabrique de produits dérivés lui vaudra de figurer dans le tiercé des perdants de la crise.
Les agences de notation ont également joué un rôle dans toute cette affaire. Elles ont bien compris que le client est roi, or ce sont les banques émettrices de ces titres qui sont leurs clientes et qui paient ces agences pour leurs notations : résultat, les dérivés de crédit reçoivent la note maximale (soit triple A) pour 60 % d’entre eux – contre 2,5 % pour les entreprises – et le segment le mieux noté (notations supérieures ou égales à A simple) représente à lui-seul près de 80 % du total.
Le pare-feu supposé des agences de notation cède donc lui-aussi. Il n’y a donc plus de garde-fou dans le système, que plus rien ne retient ainsi d’aller à sa perte.
Le fléau de l’innovation financière
La finance de marché crée elle-même les éléments de son propre développement en accroissant le nombre des produits qui, par recombinaison en engendreront de nouveaux. Frédéric Lordon mentionne ainsi l’extravagante prolifération que connaissent les produits de titrisation.
La brique de base, ce sont les « Asset backed securities » (ABS, titres adossés à des actifs) qui peuvent devenir des « Mortgage backed securities » pour cette variété d’ABS adossés à des crédits immobiliers.
De plus si, à l’origine, on titrise des prêts bancaires, on peut très bien retitriser des titres. Ainsi les CDO (Collateralized Debt Obligation) sont les produits de retitrisation d’ABS. Et tant qu’on y est, pourquoi ne pas fabriquer des CDO de CDO ? Ou bien combiner CDO et CDS (Credit default swap qui sont des contrats pour s’assurer contre le risque de défaut de paiement) et inventer le « CDO synthétique » ?
(On le voit la finance de marché est engagée dans une frénésie combinatoire buissonnante, selon les termes de Lordon, et tous ces titres vont au final constituer la matière d’une spéculation effrénée).
Le miracle de la titrisation
La titrisation est l’un des procédés des produits dits « dérivés de crédits ». Elle offre aux banques – mais pas seulement – la possibilité de se refinancer par la revente des créances qu’elles détiennent sur des tiers, soit pour l’essentiel des crédits accordés à ces tiers. Mais un crédit reste dans les bilans des banques jusqu’à l’échéance, c’est-à-dire 10 ans, voire 20 ans. Pendant toute cette durée, la banque demeure porteuse du risque de défaut. Mais le risque, les banques, dont c’était pourtant le métier de le sélectionner, n’en veulent plus. Et la titrisation leur offre le moyen de s’en débarrasser.
Un crédit bancaire est une créance immobilisée dans un bilan. Qu’à cela ne tienne, transformons-le en un titre, c’est-à-dire un actif de type obligataire, négociable sur un marché adhoc : l’affaire est doublement plaisante pour les banques puisqu’à la défausse du risque s’ajoute la possibilité du refinancement : vendre ainsi un crédit titrisé, c’est récupérer de la liquidité mais par une opération de marché, sans avoir besoin de passer par la Banque centrale et ses conditions.
Il faut dire que les spécialistes de l’ingénierie financière qui ont conçu ces nouveaux instruments financiers ne se sont pas contentés d’émettre des titres adossés à des crédits homogènes, comme les crédits immobiliers ou les crédits commerciaux, les crédits autos ou les crédits à la consommation, mais qu’ils ont construit des dérivés de dérivés, mêlant de manière hétéroclite des crédits immobiliers, des cartes de crédits, des prêts pour étudiants, des crédits autos, des crédits commerciaux, voire même des tickets de football à payer.
Ils ont tout d’abord créé des Asset Backed Securities (ABS = titres adossés à des actifs) homogènes, c’est-à-dire adossés à des actifs de même nature : crédits immobiliers (appelés Mortgage Backed Securities, MBS) ou crédits autos, ou encore prêts à la consommation, prêts étudiants, cartes de crédit, etc.
La subordination, principe de la « finance structurée »
L’ABS est la brique de base de toute cette opération de titrisation. Le montage juridique de l’opération passe par la création d’une entité adhoc appelée « Special Purpose Vehicle » (SPV = véhicule à finalité spéciale) à laquelle la banque cède un portefeuille de crédits, droits (flux d’intérêts) et risques (de défaut de paiement) mêlés. La plupart du temps, l’instrument juridique qui crée ces titres se domicilie dans un paradis fiscal, en l’occurrence une place financière « offshore » : les formalités de création de société y sont très souples et exigent peu de fonds propres ; de plus, il n’y a pas besoin de s’encombrer d’un conseil d’administration. Le SPV est entièrement coupé de la banque « cédante », donc éloigné de tout risque de faillite de celle-ci (aucun risque par conséquent de gel des actifs de ce SPV ou d’interruption des flux d’intérêt).
Selon Frédéric Lordon, le SPV est une machine à transférer des flux financiers risqués : y entrent les versements d’intérêts des divers débiteurs dont les crédits ont été regroupés en « pools » ; en sortent des paiements conçus comme des droits attachés à des titres à revenus fixes (les Asset Backed Securities) qui vont être souscrits par les investisseurs.
Les flux d’intérêt s’agrègent à l’entrée. Tel n’est pas le cas des paiements de sortie qui, à l’usage des investisseurs, sont soigneusement découpés et surtout hiérarchisés selon un ordre dit de « seniorité ».
C’est une hiérarchisation des tranches d’un produit structuré selon leurs caractéristiques de risque et de rendement. Certaines de ces tranches sont ainsi subordonnées à d’autres.
C’est le cas des tranches les plus basses de seniorité (dites « equity » et « mezzanine ») qui sont subordonnées à la protection de la tranche supérieure, dite « senior », contre les défauts de paiement qui pourraient réduire la valeur de l’ABS.
Ainsi, si des défauts de paiement ont lieu sur le versement des intérêts de la part de certains débiteurs (cas des ménages qui deviennent incapables de rembourser leur dette immobilière), il en résulte une contraction équivalente de flux de sortie.
Mais qui va en supporter les conséquences, parmi la multitude d’investisseurs acquéreurs, par exemple de Mortgage Backed Securities (titres adossés sur des crédits hypothécaires) ?
Cette question est réglée dans un document qui règle « ex ante » l’affectation des flux financiers…et de leur diminution éventuelle.
Les titres émis par le SPV sont ainsi rangés en 3 grandes classes qui diffèrent par leur rendement, mais aussi par leur risque :
La tranche la plus basse, appelée « equity », enregistrera ainsi en premier les défauts de paiement, donc la contraction de l’actif.
Par ex. un SPV construit sur une clé de répartition précisant que les 5 premiers % de défaut de paiement seront supportés par la classe « equity » qui représente 5 % du nominal du titre.
Une tranche intermédiaire, nommée « mezzanine », représentant par ex. 15 % du nominal, prendra ensuite le relais et enregistrera les défauts de paiement du 6ème jusqu’au 10ème %.
Au sommet de la hiérarchie, enfin, la tranche dite « senior » prend les défauts de paiement en dernier. Elle peut même être surmontée d’une tranche « super-senior », dotée de protections supplémentaires.
Tel est le principe dit de subordination – tranches de base subordonnées à la protection de celles du haut – qui est constitutif de la « finance structurée ».
Bien entendu, ces différentes tranches offrent aussi des rendements différents :
30 % par ex. pour la classe equity la plus exposée (à comparer avec les 4% des emprunts d’Etat à 10 ans). Mais ces 30 % risquent à tout instant de partir en fumée car basés sur les crédits les plus douteux et présentant les plus grands risques de défaut de paiement.
14 % pour la tranche mezzanine.
8 % enfin pour la tranche senior.
L’ABS reventile donc une « masse agrégée de flux financiers entrant » en une multiplicité de paiements de sortie, dont chacune par son rendement et son risque peut convenir à un certain type d’investisseurs, en fonction de son aversion au risque.
La tranche « equity », par exemple, peut convenir à des hedge funds connus pour leur stratégie à hauts risques. Et comme les titres sont en principes négociables, on présume que quelqu’un qui « sent bien le marché » vendra et sortira de celui-ci dès que les choses commenceront à mal tourner. Mais les opérateurs financiers, quant à eux, sont clairs à propos de la tranche equity, ils parlent « d’actifs toxiques » ou de « déchets nucléaires ».
Mais, nous dit Lordon, l’essentiel de la crise des subprime ne s’est pas noué autour de ces « déchets nucléaires », mais bien autour des tranches réputées les plus sûres ! Les tranches « senior » se proposent en effet de servir un rendement sensiblement supérieur à celui de tous les actifs financiers de risque comparable. C’est donc bien dans les tranches « senior » que prend corps le fantasme du rendement (partiellement) libéré du risque : voilà des actifs qui offrent du risque « triple A » (donc proche de la sécurité absolue) mais avec un rendement correspondant à celui d’un risque « triple B » - miracle !
Car, explique l’argumentaire de la titrisation, il est possible de construire des tranches « senior » très peu risquées et dotées d’une rémunération supérieure aux actifs de risque équivalent, dès lors qu’on a distordu la répartition des risques ABS (Asset backed securities - titres basés sur des actifs) pour en concentrer la majeure partie sur les tranches du dessous (« mezzanine » et surtout « equity »).
Si les statistiques historiques sur les créances de tel ou tel actif font état d’un taux de défaut passé moyen tel qu’il sera absorbé entièrement par les tranches « equity », puis « mezzanine », alors les investisseurs dans la tranche « senior » peuvent estimer détenir un titre totalement libre de risque, et par conséquent noté AAA. Si le rendement moyen de l’actif en question est de 10 %, ils ne recevront probablement pas ce 10 %, mais peut-être 8 %, à coup sûr un rendement supérieur à celui d’un triple A ordinaire, tel qu’ils auraient pu l’acquérir sur les marchés d’actifs « non-structurés ».
Ainsi, pendant que les médiocres végètent avec des bons du Trésor à 3,5 % ou avec des obligations d’entreprise triple A à 6 %, les aventuriers de la finance structurée touchent 8 % pour le même risque avec un ABS.
Rien n’interdit d’ailleurs, à partir de titres ABS quelconques, de réitérer l’opération « constitution d’un pool d’actifs – véhicule spécial – émission de titres structurés par classe de séniorité ».
C’est ainsi que naissent les CDO (Collateralized Debt Obligations) qui, au lieu d’être formés directement à partir de crédits bancaires, sont formés à partir de produits de titrisation antérieurs (par ex. des Mortgage Backed Securities, des titres adossés eux-mêmes sur des crédits immobiliers) ; les CDO ne sont ainsi que des ABS d’un certain type, pour ainsi dire une titrisation au carré, en attendant les CDO de CDO.
Tentante est la possibilité de partir d’un actif « plus risqué-plus rentable » tout en espérant comme dans le cas précédent parvenir à structurer une classe « senior » protégée, mais qui jouira d’une rémunération plus attrayante que la classe « senior » d’un ABS tout simple.
Ainsi un CDO peut-il être constitué à partir des titres appartenant à la seule tranche « mezzanine » d’un ABS et n’en conserver pas moins le label triple A pour sa tranche « senior », toujours par le même effet de « tassement » des défauts sur la tranche du bas. La tranche « mezzanine », dans le cas qui nous occupe, présente en effet un risque-rendement moyen plus élevé, par construction, que celui de l’ABS de référence, dont il était auparavant partie (C’est là l’intérêt de ce CDO, soit de ce titre au carré, on élève la rentabilité par ce moyen au-dessus de la rentabilité de l’ABS simple initial).
La crise des subprime a volatilisé cette grande illusion. Où donc était l’erreur ?
Elle était logée dans les anticipations faites sur la qualité des actifs sous-jacents des ABS et CDO.
Les tranches du Mortage Backed Securities (ABS fabriqués à partir de crédits immobiliers) étant structurées sur la base des statistiques historiques de défaut de paiement des ménages sur leurs dettes hypothécaires, la mesure du risque même était sujette à caution à partir du moment où les banques, encouragées par la titrisation même, se sont mises à distribuer à tout va des prêts à des ménages autrefois inéligibles à l’emprunt pour cause de solvabilité notoirement insuffisante, quand ce n’était pas à des ménages carrément inconnus du système bancaire et sans aucun enregistrement historique où que ce soit [4] .
Sachant qu’ils allaient se débarrasser des crédits octroyés dans l’instant même où ils les émettaient, les banquiers ont jugé peu nécessaire de sélectionner leurs débiteurs en fonction du risque de défaut, comme ils le faisaient d’habitude.
Ils ont fait entrer dans l’emprunt des cohortes d’emprunteurs dont le profil de risque n’avait plus rien à voir avec celui des statistiques historiques.
On peut bien se rassurer en donnant aux tranches senior une notation AAA tant que le taux de défaut historique est de 5 % et que la classe equity s’offre à absorber ces 5 %-là, mais le rêve de titrisation tourne au cauchemar si le taux de défaut bondit à 10 % ou 15 % en raison du recrutement de nouvelles classes de débiteurs particulièrement fragiles.
A ces hauteurs, non seulement la classe equity est immédiatement « vitrifiée », mais la tranche « mezzanine » est réduite en bouillie à son tour. Et les seniors qui paradaient avec 2 % de surprofit par rapport au rendement des titres ordinaires (donc non structurés), en se croyant à l’abri de la muraille AAA, commencent à se sentir mal eux-aussi.
Mais ce n’est rien à côté des investisseurs en CDO, particulièrement les CDO élaborés à partir de la seule tranche « mezzanine » de Mortgage backed securities (MBS titres adossés aux crédits immobiliers) et structurés ensuite en 3 tranches. Car si la tranche mezzanine des ABS simple sur laquelle est édifiée ce CDO est proche d’être entièrement « vaporisée », le taux de défaut sur les paiements de l’actif du CDO en question ne reste pas gentiment autour de 10-15 % mais s’apprête à bondir vers les 100 %.
La titrisation crée donc elle-même les conditions de sa propre mise en échec.
La titrisation comme stratégie de contournement réglementaire
A un bout de la chaîne de la titrisation, à la sortie, on a donc les investisseurs qui achètent ces titres. A l’origine de la chaîne, donc à l’autre bout, on a les banques qui créent ces titres et les vendent. Depuis les accords de Bâle (1996), les banques sont soumises à une réglementation prudentielle qui les oblige à réserver (donc à garder en leur possession) un volume minimal de capitaux propres égal à 8 % du total de leurs actifs risqués (portefeuille de titres et encours de crédit).
Ce « ratio de solvabilité » pose ainsi une limite à l’extension de leurs affaires, en l’occurrence de leurs crédits puisque la banque doit toujours détenir au moins 8 % de fonds propres.
Mais la banque a horreur des contraintes et l’innovation financière lui permet de tourner cette réglementation. La titrisation allège le bilan des banques car on peut vendre ces titres et cela sort ces crédits encombrants de leurs bilans.
L’industrie de la titrisation est une affaire fort rémunératrice. Chaque fois qu’ils agencent une nouvelle structure de titrisation, les département des Banques de financement et d’investissement touchent d’épaisses commissions pour leurs services d’ingénierie financière. Or, de 2003 à 2007, l’industrie des CDO tourne à plein régime. Alors même que des volumes faramineux de crédit, qui plus est de la pire qualité, sont propagés dans la nature, le ratio de solvabilité des banques ne bouge pas !
Mais ce n’est pas tout : les banques sont saisies de l’envie de jouer pour leur propre compte avec ces produits structurés qu’elles fabriquaient jusqu’ici pour compte de tiers.
Le mobile de la profitabilité s’ajoute donc à celui des contournements réglementaires pour faire passer la titrisation à la phase industrielle.
Les CDO d’arbitrage (excess spread)
De plus, ces CDO permettent une opération d’exploitation profitable d’un différentiel de prix, à savoir la différence de rendement des flux d’entrée de CDO (les flux d’intérêt) et des flux de sortie des tranches les « plus risquées-plus rentables » de celui-ci.
Soit un CDO d’une valeur nominale de 100 millions, structuré comme les autres selon les 3 tranches suivantes : une tranche « senior » de 80, une tranche « mezzanine » de 15 et une tranche « equity » de 5.
Supposons maintenant que l’actif sous-jacent à ce CDO (par ex. un pool de crédits immobiliers) produise un flux financier d’intérêts (flux d’entrée) de Libor + 2 %. Donc Libor + 2 millions.
(Le Libor (London Interbank Offered rate) est le taux d’intérêt auquel les banques se prêtent mutuellement, il est considéré par les acteurs de la finance comme le taux de référence à partir duquel les taux des autres dettes sont comparativement comptés selon leur écart – « spread » - à ce Libor).
La tranche « senior » de 80 dans son ensemble se verra octroyer un flux de 0,6 millions, ce qui rapporté à 80, représente 0,75 %. La tranche senior recevra donc Libor + 0,75 %.
Le nominal de la tranche « mezzanine » (15) est trois fois plus élevé que celui de la tranche « equity » mais il est normal que la tranche « equity » perçoive un peu plus du 1/3 du solde, puisqu’elle porte davantage de risque. Supposons donc que la tranche « equity » reçoive sur les 1,4 million qui restent une part de 0,55 million, il reste donc pour la tranche « mezzanine » 1,4 million – 0,55 million = 0,85 million.
Rapporté à un nominal de 15, ces 0,85 million représentent donc, pour la tranche « mezzanine », un rendement de Libor + 5,67 % (le rendement est obtenu en rapportant 0,85 million à 15 millions).
Quant au taux de rendement de la tranche « equity », elle est de Libor + 11 % (le taux de rendement de 11 % est obtenu en rapportant 0,55 million à un investissement de 5 millions).
Le CDO reposant par principe sur un mécanisme de distorsion du transfert de rendement-risque entre l’actif (l’entrée de flux d’intérêt) et le passif (les flux de sortie), il en résulte que ce sont les tranches subordonnées qui percevront la différence entre le rendement moyen de l’actif et le rendement plus bas de la tranche « senior ».
(C’est cette caractéristique qui permet de construire des CDO basés uniquement sur la tranche « mezzanine » de l’ABS simple initial, et d’offrir un rendement moyen pour ce CDO supérieur au rendement moyen de l’ABS simple).
C’est précisément ce qui va conduire les banques « cédantes », au lieu de transmettre leur portefeuille au véhicule à but spécial (SPV, Special Purpose Vehicle), à retenir elles-mêmes une partie des titres subordonnés, le plus souvent la tranche « equity », dont le volume minime rend supportable le plus grand risque dont elle est porteuse.
Bon nombre de banques le font pour récupérer ce que la finance nomme « excess spread », c’est-à-dire la différence entre le rendement de l’actif et le rendement supérieur des tranches subordonnées du passif.
Cela permet de capter le profit de « l’excess spread ». Rien de tel pour propulser les rendements sur capitaux propres (ROE) vers des sommets.
Or, c’est ce que les actionnaires des banques réclament à corps et à cris : du rendement sur fonds propres.
Soit une banque détentrice d’un portefeuille de 100 millions de créances quelconques payant un rendement moyen de Libor + 2 % (soit Libor + 2 millions).
Elle a le choix entre les deux possibilités suivantes :
A) Elle garde ces 100 millions dans son portefeuille, mais alors elle doit immobiliser des capitaux propres à hauteur de 8 %, soit 8 millions, pour respecter son « ratio de solvabilité ». Si elle se refinance auprès de la Banque centrale au taux Libor simple, elle réalise donc un gain de 2 millions. Soit un rendement sur capitaux propres de 2/8 = 25 %.
B) Elle crée un CDO à qui est cédé le portefeuille. Supposons dans ce cas un CDO à 2 tranches seulement, pour faire simple, soit une tranche « senior » d’une valeur nominale de 98 et une tranche « equity » de 2.
La banque conserve par devers elle la tranche subordonnée « equity » de 2.
La tranche « senior » se voit attribuer un rendement par ex. de Libor + 0,75 %. Il en coûte 0,75 % de 98, soit 0,735 million pour le rémunérer.
L’excess spread est par conséquent de 2 millions – 0,735 million = 1,265 million entièrement capté dans ce cas par la tranche « equity ».
Comme cette dernière est très risquée, la couverture en fonds propres prudentiels doit être intégrale. Il faut donc couvrir à 100 % les 2 millions du fonds « equity » que la banque retient en sa possession. Malgré cela, on peut remarquer que l’excess spread dynamise puissamment la rentabilité sur fonds propres.
Il en résulte en effet une consommation de fonds propres de 2 millions pour la totalité de la tranche « equity », mais le rendement est de 1,265 million, soit une rentabilité sur fonds propres de 63,25 % !
Tout donc conduit les banques sur la pente de la titrisation, aussi bien les contraintes réglementaires poussant à l’économie de fonds propres que la pression actionnariale à la maximisation de la rentabilité.
L’obsession de la liquidité
S’engager…mais à condition de pouvoir se dégager
Là où l’idée d’engagement suppose une immobilisation et un certain degré d’irréversibilité, la finance de marché récuse absolument le rétrécissement du champ de ses options, et particulièrement de ses options de sortie, pour revenir vers la liquidité, le « cash » tout particulièrement, mais aussi les titres négociables en tous temps contre du cash sur les marchés financiers. « Sortir comme on veut », telle est l’obsession de la finance.
Les keynésiens ont souligné le caractère fondamentalement anti-social de cette quête obsessionnelle de positions liquides.
« J’investis, mais surtout pas en actifs physiques ». Qu’on ne compte donc pas sur l’investisseur de marché pour prendre des paris entrepreneuriaux : trop lointains, trop aléatoires. Ses capitaux se trouveraient immobillisés et exposés à tous les vents mauvais (hausse subite des coûts de matières premières, méventes, etc.). C’est pourquoi les seuls actifs qu’il accepte en portefeuille sont des actifs mobiles et négociables en tous temps sur les marchés financiers.
Pour la banque, ne plus rester « collé », devenir flexible, se libérer de la pesanteur était son rêve. Les innovations financières s’offrent ainsi à le réaliser. Elles rendent mobile ce qui était immobile.
A défaut de se débarrasser des risques, les assurer : les CDS
L’autre grande vedette des « dérivés de crédits », ce sont les CDS (Credit Default Swap). Ce n’est pas autre chose qu’une police d’assurance contre un risque de crédit, quelle qu’en soit la nature, crédit bancaire ou dette obligataire. Le CDS couvre un seul risque, par ex. telle ligne obligataire d’une grande entreprise.
Le schéma de base est celui-ci : un agent A (une banque) détient une créance sur un tiers qu’on appelle « l’entité de référence » (l’entreprise X). A perçoit les versements d’intérêt mais se trouve simultanément exposé au risque de défaut de son débiteur, l’entreprise X. Dans ce cas, non seulement les paiements d’intérêts s’interrompraient mais la valeur nominale de l’obligation serait annulée du fait de son non-remboursement. Le CDS offre alors au créancier A (la banque) la possibilité de faire porter le risque de défaut par un « vendeur de protection » B, et cela moyennant le paiement d’une prime.
C’est la survenue d’un « événement de crédit » qui active la protection à proprement parler. Cet « événement de crédit » fait l’objet d’un soin juridique tout particulier, sa définition est stipulée dans le contrat (faillite du débiteur, défaut de paiement sur les intérêts ou le principal, rééchelonnement et restructuration de la dette, etc.).
Lorsque survient « l’événement de crédit », l’acheteur de protection A cesse de verser la prime sur son CDS, et le vendeur de protection B l’indemnise du défaut de paiement, soit en lui payant en liquide la valeur nominale de la créance assurée contre livraison des titres décotés, soit en réglant la seule décote (la seule perte de valeur du titre due à l’interruption de paiement). Voilà donc le porteur de titre assuré contre toutes les moins-values. (hourrah !).
La croissance explosive des encours de CDS est une expression de cette phobie du risque. Créé en 1995 par JP Morgan, la valeur des CDS en circulation atteint 3.580 milliards de dollars en 2003, 42.600 milliards de dollars en juin 2007 et 62.000 milliards de dollars à la mi-2008.
Le CDS est l’outil d’une parfaite flexibilité, utilisable sur mesure et au cas par cas. Et, à l’autre bout de la chaîne, comme pour les CDO, la demande est assurée. C’est que les CDS constituent en soi des actifs très susceptible d’intéresser les investisseurs : les CDS paient une prime (provenant de l’acheteur de protection, la banque A), certes moyennant le portage du risque de défaut du débiteur dont préciséement l’acheteur de protection a voulu se débarrasser. Mais si les choses tournent mal, et que l’anticipation a été faite de cette évolution négative, il est toujours possible de revendre les CDS puisqu’il est un actif négociable, et de se défausser du risque à son tour.
(Les CDS ont ainsi 2 faces : d’un côté ils sont un instrument de protection pour le créancier, la Banque A, contre un éventuel défaut de paiement de son débiteur, de l’autre ce sont des titres négociables sur le marché, recherchés par les investisseurs car ils procurent une prime régulière de la part de l’acheteur de protection, et ceci sans aucune mise de fonds de l’acquéreur de ces CDS).
Et tant que les choses tournent bien, les CDS offrent cet avantage extraordinaire de rémunérer son détenteur (le vendeur de protection B) avec les primes versées par l’acheteur de protection A (la banque) et cela sans que B ait la moindre avance de fonds à effectuer. Ce n’est qu’en cas d’événement de crédit que B devra mobiliser des capitaux pour compenser la moins-value du titre qu’il a promis d’assurer. En attendant, le CDS est un actif qui rapporte (les primes)…à partir de rien : rentabilité théorique infinie !
Bien sûr en pratique, il faut provisionner du capital pour faire face aux possibles « événements de crédit ». Mais ceux des investisseurs qui ne sont pas soumis à une régulation prudentielle – notamment les hedge funds – apprécieront comme ils le voudront le niveau de provisionnement. Et la négociabilité du CDS n’encourage pas à le fixer très haut.
Empiler les boucliers
Et c’est tant mieux que les investisseurs aiment les CDS, nous dit Lordon, car du côté des porteurs de risque (la Banque A par ex.), on cherche frénétiquement des contreparties auprès de qui s’en défaire.
Monte alors, parmi les acheteurs de protection, le sentiment grisant de l’invulnérabilité totale : dans le domaine des risques, tout peut être couvert, l’aléa est entièrement maîtrisé, nous avons les boucliers et il ne peut rien se passer. Au demeurant, comme on n’en a jamais fini avec la tâche de se réassurer, les boucliers peuvent être empilés. C’est ainsi qu’un hybride des produits de titrisation et des produits assurantiels les « CDO dits synthétiques » combinent CDO standards et CDS.
Et derrière ces produits dérivés de crédits, il y a une prolifération d’hybridations et d’inventions biscornues, toute sorte de produits se terminant par swap (Equity Default Swap, Constant Maturity Default Swap, etc. etc.) dont le simple fonctionnement, requiert pour être maîtrisé de sérieux efforts. C’est bien là que l’accumulation des procédés de couverture du risque de crédit commencent à se transformer en leur contraire.
Après les innombrables transformations mélangeantes que leur ont fait subir les ABS, les CDO d’ABS, et les CDO de CDO, nul n’a plus la moindre idée de ce qu’il détient vraiment, de plus les titrisation des crédits initiaux ont pulvérisé ces derniers aux 4 coins de l’univers financier.
Combien vaut tout ça ?
Telle est bien l’origine de l’extraordinaire crise de défiance qui a paralysé les banques et brutalement grippé le marché interbancaire : les banques étaient en effet incapables de savoir à quel degré les autres banques étaient exposées au risque de crédit et représentaient pour elles un risque de contrepartie, les banques ont ainsi refusé de se prêter réciproquement, ce qui a fait monter en flèche le taux interbancaire.
C’est dire la gravité de la crise ! Si les banques qui constituent normalement les débiteurs les plus robustes en sont à ne plus se prêter qu’avec méfiance, de peur de n’être pas remboursées, c’est qu’une incertitude extrême règne sur la localisation des risques.
Plus même, chacune des banques ignorait jusqu’à quel degré, elle-même était exposée à ce risque de crédit. Impossible en effet de se faire une idée de la valeur de ces titres dispersés dans la nature. Dans les salles de marché, la valeur d’un produit dérivé est celle qu’indique le prix auquel les produits sont vendus et achetés. Mais lorsqu’il n’y a plus d’échange, car il n’y a plus que des vendeurs, il n’y a plus de marché. En bonne logique, la valeur de ces produits devrait selon les critères des salles de marché être égal à zéro.
CDS : qui assure qui ?
Nous sommes couverts déclaraient les créanciers après avoir acheté une protection sous forme de CDS. Mais, au fait, par qui ? Certes l’acheteur de protection est couvert contre la faillite ou le défaut de l’entité de référence, c’est-à-dire son débiteur, mais qu’arrive-t-il si le vendeur de protection fait lui-même faillite ?
La protection par CDS subtitue donc à un risque de crédit (défaut de paiement du débiteur) un risque de contrepartie (en cas de faillite du vendeur de protection, de l’assureur). Si c’est une banque bien notée, cette substitution diminue effectivement le risque.
Oui, mais voilà, le CDS est un actif négociable, et négocier, c’est-à-dire vendre, les investisseurs ne s’en privent pas. Ainsi l’acheteur primaire de protection (la banque A) connaît son risque de contrepartie au moment où il s’assure, car il connaît à l’origine son vendeur de protection. Le problème se complique évidemment lorsque le vendeur de protection se débarrasse à son tour du CDS pour le vendre à un nouvel opérateur. L’acheteur de protection (la banque A) n’a alors plus la moindre idée d’où se trouve son CDS, ni de qui est vraiment sa contrepartie. Il est donc strictement incapable de savoir qui est ou sera l’agent porteur de ce CDS au moment où l’événement de crédit, c’est-à-dire le défaut de paiement du débiteur (l’entité de référence) se produira, ni quelle sera la robustesse de cet agent au moment décisif et s’il sera en mesure de remplir son office d’assureur !
Lordon qui écrit ce livre à mi-2008, nous dit que si à cette date, le marché des CDS continue de prospérer, c’est dû au fait qu’il n’a pas véritablement été « testé » par le marché (Cela a failli faire avec le risque de faillite de l’assureur américain AIG en septembre 2008, c’est pourquoi le Trésor américain s’est précipité pour voler au secours de celui-ci).
Les CDO : la guerre des tranches
Les CDO (Collateralized Debt Obligations) réservent également quelques surprises désagréables quand les choses se gâtent. Le dispositif juridique offre en effet aux investisseurs déjà les plus avantagés par la hiérarchie des séniorités les moyens de se prémunir contre une dégradation de la situation. Les investisseurs de la tranche « senior » peuvent en effet demander l’accélération des paiements du CDO, voire sa liquidation anticipée, pour couper leurs pertes dans les moins mauvaises conditions, laissant les porteurs des tranches subordonnées sans la moindre chance de pouvoir « se refaire » et avec la certitude que la liquidation se fera pour eux dans les pires conditions. L’euphorie qui faisait communier tous dans la félicité fait place, dans la déveine, à de féroces luttes pour « la sortie ».
Lordon nous dit encore que les opérateurs de la finance multiplient les couvertures et se protègent littéralement de tout (risque de crédit, de contrepartie, de taux, de change et de tous les prix possibles et imaginables) de sorte que les seuls agents qui demeurent en « position ouverte », les seuls authentiques porteurs de risques sont les agent de l’économie, ménages et entreprises (à l’exception des grandes entreprises, nuance Lordon, car celles-ci minimisent le risque par leur position monopoliste et, pour le reste, jouent aussi la carte des produits dérivés).
En résumé, que les produits dérivés couvrent des risques réels est devenu presque indifférent, car ce n’est pas à ce jeu-là que jouent la majorité des intervenants sur ces marchés : ils jouent à spéculer sur ces produits et c’est pour ce genre d’activité qu’il demeure indispensable d’avoir de quoi se couvrir. A quoi donc servent les produits dérivés ? à couvrir des positions sur les produits dérivés.
On peut se faire une idée de l’écrasante part des transactions spéculatives par rapport aux opérations de couverture « réelle » en mettant en regard les 43.000 milliards de dollars [5] du PIB mondial avec les 676.000 milliards de dollars d’encours de produits dérivés.
La prolifération autonome des CDS
Les CDS sont une classe de produits où l’écart entre la prolifération financière et la base de risques réels qu’elle est censée couvrir apparaît au grand jour : le rythme de croissance explosif du marché des CDS est ainsi sans rapport avec celui des dettes sous-jacentes qu’il est supposé assurer. Les 62.000 milliards de dollars de CDS à mi-2008 n’ont ainsi pour sous-jacent que les 5700 milliards de dollars des dettes corporate (dettes des grandes entreprises multinationales).
1000 milliards de dollars de CDS s’échangent ainsi sur la dette de General Motors…dont l’encours global n’est que de 15 milliards de dollars. La faillite en 2005 du constructeur de pièces détachées Delphi a révélé un encours de CDS sur sa dette plus de 10 fois supérieur au volume nominal de celle-ci, selon d’autres évaluation de 30 fois supérieur.
Mais d’où vient, demande Lordon, cette aberration manifeste qui engendre des contrats d’assurance pour des encours 10 fois ou trente fois supérieurs aux volumes de risque de crédit à assurer réellement existants ?
C’est là, répond-il, le prodige spécifique de la finance dite synthétique qui construit de toutes pièces des paris abstraits sur le risque général d’une « entité de référence » (un débiteur)…et peut ainsi multiplier à volonté ces paris abstraits indépendamment de la détention concrète des titres de dette de l’entreprise.
La mécanique de l’abstraction dont procède la prolifération des CDS offre peut-être, selon Lordon, l’un des aperçus les plus typiques du processus d’autonomisation de la finance de marché « qui, en dépit de ses rituels alibis, s’affranchit de plus en plus des bases de l’économie réelle avec laquelle ses rapports sont de plus en plus lointains ».
(il faudrait ajouter que la finance est partie de cette économie, et que c’est précisément, le rétablissement par la violence de cette unité – comme dirait Marx - qui est à l’origine de la crise).
Pour en revenir au développement de Lordon, celui-ci ajoute « Il n’est pas un compartiment des marchés dérivés qui ne confirme ce fait que, dans sa splendide inventivité, la finance ne parle plus qu’à la finance ». Car « l’innovation » financière ne répond donc à rien d’autre qu’à la nécessité de la création continuée de nouveaux créneaux à exploiter, c’est-à-dire de l’extension sans fin du champ d’activité des opérateurs de marché. Le profit financier n’est maintenu et étendu qu’à proportion des dimensions du terrain de jeu qui permet d’en renouveler sans cesse les opportunités, et c’est cela la vocation véritable de « l’innovation » financière.
On est saisi de vertige, nous dit encore Lordon, à considérer l’énormité de l’édifice engendré de la prolifération financière rapportée à la ténuité des services rendus à l’économie réelle. On l’a vu avec les CDS, rapportés à le dette. Un phénomène d’inflation parasitaire semblable pourrait être observé dans le domaine de la finance actionnariale où d’énormes marchés boursiers vrombissant d’activité nuit et jour ne livrent au total, selon Lordon, que de misérables filet de financement nouveaux pour les entreprises. Aux Etats-Unis, par exemple, poursuit Lordon, la contribution nette des marchés boursiers au financement des entreprises est devenue…négative : les actionnaires pompent – sous forme de dividendes ou de rachats d’actions – plus de cash des entreprises qu’ils ne leur en apportent.
Qui ne voit l’effrayante disproportion entre ce qui sort (output : les opérations effectuées pour l’économie réelle et les nouveaux financements effectifs pour les entreprises) et ce qu’il a fallu mettre à l’entrée (input : les tombereaux faramineux de liquidités qui se déversent chaque jour sur les marchés). Et entre les deux, pure dissipation spéculative. Force est ainsi de constater le rendement ridicule de la machine-marché.
La machine-marché consomme gloutonnement pour un service rendu ridicule.
La dissipation qui prend ici la forme de l’inflation générale des prix des actifs constitue son régime permanent car l’inflation-dissipation est l’origine même du profit financier, nous dit Lordon.
(Ici, il faudrait évidemment creuser car l’origine, en dernière analyse du profit financier, c’est l’exploitation du travail, indépendamment de la nature de celui-ci - industriel, artisanal ou de service ; pour le capital, n’est d’ailleurs productif que le travail qui lui procure un profit ; et c’est parce que tout cet édifice de produits financiers cherche à maximiser ses profits en tentant de s’abstraire de l’activité productive, que la crise vient rétablir l’unité de la finance et de l’économie et met à jour l’inanité de ce vertige qui prend la finance, laquelle s’imagine qu’on peut faire de l’argent directement avec de l’argent, sans passer par la production de valeurs.)
La croissance parasitaire de la finance est devenue à elle-même sa propre justification. La finance, nous dit Lordon n’a plus rien à voir avec l’économie réelle ou si peu. La finance se parle à elle-même, elle n’est intéressée que par elle-même. C’est peut-être le signe le plus sûr de sa dégénérescence. Dégénérescence hautement paradoxale sans doute, car la finance a l’impression de ne s’être jamais si bien portée – et elle a raison, nous dit Lordon.
Comme on sait que le devenir-chancre n’a rien de contradictoire avec le sentiment de sa prospérité, bien au contraire. Celui-ci ne se retourne que lorsque le corps parasité estime que c’est assez. Et décide l’ablation.
(On voit ici que Lordon voudrait rétablir un lien entre la finance et l’économie réelle, dans le cadre du système existant ; il parle de dégénérescence de la finance, mais pas du système lui-même ; il veut l’ablation de la finance réellement existante pour rétablir la santé de l’organisme, c’est-à-dire de la société actuelle ; il veut ainsi une finance au service de la production (ou plutôt comme le dit Lordon, « de l’économie réelle), donc de l’intérêt général ; il veut une finance régulée, « détitrisée » et « déleviérisée » ; il veut aussi des politiques monétaires anti-spéculatives, etc. Tout cela est totalement irréaliste dans le cadre de ce système. En cela, l’orientation de Frédéric Lordon est criticable ; cela n’enlève cependant rien à la valeur de ses analyses et démonstrations concernant le fonctionnement du système financier).
L’éclatement de la crise
Selon Frédéric Lordon, l’élément central dans la propagation de la crise, c’est l’interdépendance de compartiments du marché financier qu’on croyait étanches et déconnectés les uns des autres. Au moment où éclate la crise, cette interdépendance se manifeste de manière violente, abolissant toutes les cloisons entre les marchés.
La finance repose finalement sur la croyance collective. Lorsque tout va bien, tout semble se dérouler « naturellement », selon des processus objectifs.
L’éclatement de la crise, c’est le passage soudain d’une « inquiétude diffuse » à une « inquiétude ouverte », voire une panique. Inquiétude diffuse car chacun savait, sur les marchés financiers, qu’un retournement s’était produit sur le marché immobilier, avec la baisse dès 2006 du prix des maisons et que cela compromettait à terme la dynamique de profits financiers dans ce secteur des crédits immobiliers subprime ; mais en attendant, les rendements étaient toujours là, il y avait de l’argent à faire, la majorité des opérateurs demeuraient actifs sur ce créneau et l’on pensait que le risque était circonscrit grâce à la structuration des crédits.
Avec le retournement, non seulement les ménages ne peuvent plus payer leurs dettes, mais cette fois la liquidation des titres adossés à ces actifs s’effectue dans des conditions beaucoup moins favorables puisque, réalisés dans l’urgence (et tous ensemble, ajouterais-je). Les actifs dépréciés ne couvrent plus alors la valeur du prêt qui a permis l’acquisition.
Comme les taux de défaut bondissent bien au-dessus des moyennes historiques, toute la construction des produits structurés (avec une hiérarchie composée de 60 % de triple A et au bas, les crédits douteux) censée garantir les investisseurs contre le risque, se volatilise.
L’éclatement de la crise proprement dit
La date qui marque véritablement l’éclatement de la crise, c’est le 22 juin 2007, lorsque la banque d’affaire Bear Stearns est contrainte d’annoncer la fermeture de ses deux hedge funds.
Or, ces hedge funds avaient reçu comme directive de s’investir à raison de 90 % dans les titres les plus sûrs, à savoir triple A.
Mais ces fonds travaillent avec des leviers et Frédéric Lordon nous livre ces chiffres étonnants : Bear dote ses deux fonds de 600 millions de dollars apportés par des clients. La banque rajoute 40 millions tirés de ses fonds propres. Le reste, soit la bagatelle de 10 milliards de dollars sera entièrement composé de prêts contractés auprès de Merrill Lynch, Barclays, Crédit Suisse et JP Morgan.
Les fonds une fois lancés opèrent sur les bases suivantes, comme la plupart des autres fonds : prélèvement de 2 % sur l’en-cours de 600 millions + 20 % sur les plus-values réalisées. Le Fonds paient les intérêts de ses emprunts auprès des banques prêteuses, puis verse le solde du profit aux clients qui ont apporté les 600 millions.
Bear peut donc escompter sur son propre compte un rendement de 20 %...si tout va bien.
Mais, dans la 1ère moitié de 2007, la situation sur le marché des dérivés adossés aux crédits subprime tend à se dégrader.
L’effet de levier sur lequel était basée cette recherche de rendements exceptionnels va dès lors jouer violemment, mais en sens contraire, c’est-à-dire en amplifiant puissamment les pertes pour le hedge fund.
Lordon nous explique qu’une dévalorisation de 1 % des produits dérivés acquis par le fonds correspond, sur un encours de 10 milliards, soit dans notre exemple le montant emprunté par le hedge fund de Bear, représente une perte de 100 millions.
Si cette dévalorisation est de 6 %, la totalité de la mise de fonds initiale des clients est mangée !
A partir de 7 %, ce sont les banques prêteuses qui trinquent, et elles n’aiment pas ça du tout. A 25 % de dévalorisation, ces dernières y sont pour 1,9 milliard de dollars.
Les banques prêteuses ont bien conscience des risques que présente cette inversion des effets de levier. C’est pourquoi, elles exigent de l’investisseur emprunteur qui prend des positions de levier, en l’occurrence les hedge funds de Bear, qu’il couvre une partie des risques auprès d’elles par un dépôt, nommé « dépôt de marge ».
Mais surtout, les banques prêteuses se réservent par contrat de réajuster à la hausse cette exigence si les positions prises par leur débiteur évoluent de façon défavorable.
Ce réajustement, on le nomme « appel de marge », et il doit être immédiatement satisfait par les hedge funds, qui doivent apporter d’urgence des liquidités pour compléter leur dépôt initial. Et ce ne sont pas des petites sommes : dans le cas de Bear Stearns, Lordon nous indique qu’un « appel de marge » passant de 2 à 10 % oblige à trouver immédiatement 800 millions de dollars, sous peine de liquidation des positions des hedge funds de Bear Stearns par les banques prêteuses, en l’occurrence principalement Merrill Lynch.
Et bien que les fonds appartiennent formellement aux hedge funds de Bear, la banque prêteuse a toute latitude de faire exécuter une clause de liquidation, d’ailleurs prévue dans le contrat, en cas d’incapacité de l’emprunteur de répondre à « l’appel de marge ». Dans le cas des hedge funds de Bear, c’est Merrill Lynch qui a toutes les cartes en main et peut liquider les positions de Bear, c’est-à-dire saisir la part qu’elle estime justifiée des CDO des fonds de Bear pour les vendre au plus vite.
Or, pour Bear Stearns et ses hedge funds, début juin, « l’appel de marge » devient insurmontable, d’autant qu’ils sont confrontés à des pertes qui ont désormais détruit les 640 millions de dollars avancés par eux dans le processus (soit 600 millions par leurs clients et 40 millions par Bear), et que le marché des CDO (des dérivés de dérivés basés sur les crédits subprime) est en plein retournement.
Dans ces conditions, vendre des titres pour récupérer des liquidités afin de répondre à l’appel de marge, c’est la certitude de faire des pertes importantes, et bien réelles cette fois, et non plus latentes. Tant qu’on ne vend pas, les pertes demeurent latentes, c’est au moment où l’on vend, qui plus est dans de mauvaises conditions car il s’agit-là de ventes de détresse, que les pertes se matérialisent alors, si l’on peut dire.
Car Bear Stearns n’est pas seul dans la débâcle. UBS a déjà dû fermer en mai 2007 son hedge fund, le Dillon Read Capital Management [6]. Tous les opérateurs sur ce segment du marché financier sont eux-aussi contraints à des ventes de détresse pour se procurer des liquidités ; tout cela va accentuer la chute des marchés, les opérateurs en sont bien conscients mais ne peuvent faire autrement.
Le problème, c’est que dans de telles conditions, les « appels de marge » des banques montent en flèche !
C’est une boucle infernale nous dit Lordon : le marché des dérivés de subprime se dégrade ; les banques réagissent en réajustant à la hausse leurs appels de marge, ce qui oblige les emprunteurs qui opèrent sur ce marché à vendre leurs titres, même à pertes, pour se procurer des liquidités afin de faire face aux appels de marges des banques auprès desquelles ils ont emprunté ; les ventes massives font chuter encore plus la valeur des titres, ce qui entraîne de nouveaux appels de marge des banques, et ainsi de suite.
Ainsi, le 15 juin 2007, Merrill Lynch saisit 850 millions de dollars supplémentaires de titres CDO sur les hedge funds de Bear Stearns, mais c’est pour découvrir que leur vente ne procure plus que 20 % de leur valeur nominale, soit 170 millions de dollars !
Ainsi les liquidations de positions et les « appels de marge » nourrissent un effondrement cumulatif.
Bear tente une dernière démarche auprès de son principal créancier, Merrill Lynch, à savoir un moratoire d’un an sur les appels de marge, mais se heurte à un refus catégorique de Merril Lynch.
Finalement Bear n’a plus qu’à jeter l’éponge, c’est-à-dire déclarer la faillite de ses deux fonds et essuyer l’ardoise, qui se monte à 1,6 milliard. Ce que la banque fera le 22 juin.
C’est un choc parmi les investisseurs. Chacun est désormais conscient que rien ne va plus sur le marché des subprime, et en général, dans le monde de la titrisation.
Le second choc survient un mois et demi plus tard, avec la fermeture le 9 août par BNP-Paribas de trois fonds spéculatifs.
Le choc, parti des subprime, va désormais se propager de manière foudroyante aux compartiments de marché connexes. Les opérateurs financiers subissent de lourdes pertes et sont dans la nécessité de se refinancer, donc de trouver des liquidités.
En même temps, la situation d’illiquidité de tous ces titres basés sur les subprimes les empêche de réaliser leurs actifs pour se procurer du cash. Leur seule ressource, c’est de vendre autre chose sur le marché, mais comme tous en même temps sont contraints à des ventes de détresse, les autres compartiments de marché, par exemple les titres adossés à des créances commerciales, deviennent eux-mêmes illiquides et se figent, voire se congèlent.
C’est ainsi que la banque britannique Northern Rock est la première victime de la fermeture des ABCB. Northern Rock avait introduit un modèle économique minorant la part des dépôts dans le financement de la banque et faisant reposer celui-ci à raison des ¾ sur le marché des capitaux (contre ½ dans les banques concurrentes).
Dans ces conditions, la fermeture des compartiments de marché successifs et l’impossibilité de lever des fonds sur le marché des capitaux en émettant de nouveaux titres sont dramatiques pour Northern Rock.
Le 13 septembre 2007, l’évocation d’une intervention d’urgence de la Banque d’Angleterre pour secourir Northern Rock provoque exactement ce que cette annonce avait pour but d’éviter, à savoir un début de panique des déposants qui se précipitent tous en même temps aux guichets de Northern Rock pour retirer leurs avoirs.
En une dizaine de jours, début août 2007, tout le paysage de la finance internationale a basculé. Tous les opérateurs sont stupéfiés par la révision foudroyante des jugements portés sur les actifs détenus en portefeuille, dont la qualité passe « inexplicablement » de « très sûre » à « très toxique ».
Comme l’exprime Paribas dans son communiqué du 9 août pour justifier la fermeture de ses 3 fonds : « la disparition sur certains segments, du marché de la titrisation aux Etats-Unis conduit à une absence de prix de référence et à une illiquidité totale des actifs (des fonds) quels que soient leur qualité et leur rating ».
Paribas constate ainsi que même des titres triple A ne trouvent plus preneurs, qu’il n’y a plus que des vendeurs et plus du tout d’acheteurs, donc qu’il n’y a plus de marché pour ces titres.
La confiance qui soutenait la régularité des opérations jusqu’ici est rompue.
Autant les opérateurs se sont rués sur les titres adossés aux crédits subprimes pour participer au rally, autant ils tentent de déboucler leurs positions et de se ruer vers la sortie désormais ; le problème, c’est que passé juillet 2007, ce n’est plus possible.
Une autre question se pose dans cette crise, c’est que les banques et institutions financières qui détiennent des titres adossés à des crédits subprimes, par ex. des CDO, à des crédits immobiliers en général (qu’ils soient résidentiels ou commerciaux), mais aussi à une foule d’autres créances (prêts autos, prêts pour étudiants, cartes de crédit, crédits commerciaux, et même tickets de football à payer, etc.) sont incapables de se faire une idée de la valeur des titres qu’elles détiennent encore en portefeuille, et dont elles ne peuvent se défaire.
Leur valeur s’est effondrée, mais de combien ?
Elles ne peuvent répondre à cette question car elles ne savaient pas ce qu’elles achetaient, ce qui se cachait dans les cornets surprise des paquets de CDO, voire de CDO au carré, qu’elles acquéraient.
Frédéric Lordon parle à ce propos d’une « bouillabaisse de crédits », « d’un invraisemblable capharnaüm de dettes aussi hétéroclites que possible ».
C’est pourquoi les banques et institutions financières ont dû mettre des équipes entières pour décomposer ces CDO, refaire l’analyse de chacun de ses composants et réagréger le tout, ce qui a pris des mois, tandis que les marchés continuaient de s’effondrer et que les banques demeuraient silencieuses sur l’état de leurs comptes.
Il faut savoir de plus que la finance a fait triompher une norme comptable, à savoir celle du « mark-to-market » qui oblige les banques, notamment celles qui ne sont pas contraintes de vendre pour se procurer des liquidités et veulent conserver leurs titres en portefeuille, à déclarer la valeur de leurs titres en portefeuille selon leur valeur de marché actuelle, et non selon leur valeur historique (au moment de l’achat). On se doute qu’avec des titres totalement illiquides et pour lesquels n’existe plus de marché, qu’une telle évaluation révèle une sous-capitalisation généralisée des banques et établissements financiers : les moins-values sont en effet énormes et entament les fonds propres des banques. Nombre d’entre elles sont en situation d’insolvabilité.
Cette norme comptable en effet fait passer des pertes latentes au statut de pertes effectives, comme si les titres avaient été vendus le jour même.
A partir de l’automne 2007, les banques sont obligées de déclarer leurs résultats comme c’est la coutume, et donc de dévoiler leurs pertes trimestrielles ; les mauvaises nouvelles se succèdent alors sans discontinuer révélant les pertes faramineuses des plus grandes banques mondiales : Bear Stearns, Merrill Lynch, UBS, Citigroup.
Les banques doivent donc lever des capitaux pour renforcer leurs fonds propres et elles les trouvent uniquement dans les fonds souverains, détenus par les Etats du Golfe, voire de Singapour. Ces fonds sont en effet restés à l’écart de l’engouement pour les subprimes américains ; ils peuvent ainsi acquérir des actions des grandes banques à des prix massacrés par la crise financière ; de plus, ils ont le temps devant eux.
Le problème, c’est que les premières banques qui s’adressent à eux pourront se recapitaliser, pour celles qui temporisent, cela deviendra beaucoup plus difficile plus tard.
Mais la recapitalisation comporte deux désavantages pour les banques :
1) elles sont obligées d’avouer que « leur ratio prudentiel », c’est-à-dire leurs fonds propres comparés à leurs engagements risqués, n’est plus à niveau.
2) Surtout, augmenter le capital entraîne un effet de dilution des actions qui fait baisser le bénéfice par actions, c’est pourquoi les banques britanniques qui font systématiquement passer les intérêts de l’actionnaire en priorité se sont longtemps refusées à cette recapitalisation, exhortant d’un côté la Banque d’Angleterre à étendre toujours davantage les facilités de financement tandis qu’elles continuaient d’augmenter les dividendes versés aux actionnaires et se refusaient à toute recapitalisation dilutive.
Ce n’est qu’en avril 2008 que Royal Bank of Scotland par exemple se résout à reconnaître une perte de 6 milliards de £, assortie de cessions d’actifs pour 4 milliards de £. Barclays et HBOS qui tentent de se recapitaliser tardivement ne parviennent à lever, signe que la crise financière est passée par là, que respectivement 19 % et 8,3 % de l’augmentation de capital demandée. Un échec cuisant !
Le risque de contrepartie
Il faut dire un mot maintenant du risque de contrepartie, bien expliqué par Lordon. Le risque de contrepartie est le risque lié à la disparition (faillite) d’une des parties à une transaction qui ne peut plus payer ou livrer à l’autre ce qu’elle s’était engagée à acheter ou à vendre.
Ce risque est explosif et cela tient aux fameux « leviers ». Les leviers sont de deux sortes : 1) le levier d’endettement, on l’a déjà vu. 2) le levier institutionnel des « dépôts de marge », la loi oblige les emprunteurs à faire un tel dépôt auprès de la banque prêteuse.
Le problème, c’est que ces deux sources de leviérisation se combinent, le levier d’endettement faisant démultiplicateur pour le levier de dépôt de marge. Frédéric Lordon nous donne un exemple éclairant :
Si par exemple, une position sur dérivés d’un montant de 100 millions d’euros exige 2 % de dépôt de marge, soit 2 millions, et que l’investisseur en question le finance moyennant 10 % de fonds propres et 90 % d’endettement, il en résulte qu’une position de 100 millions peut avoir été ouverte moyennant une avance de cash de 200.000 euros seulement !
Il s’ensuit un formidable effet d’amplification. Cette combinaison de leviers a conduit nombre d’opérateurs à la constitution de gigantesques positions adossées à des ressources de capitaux propres littéralement ridicules.
Ainsi l’ensemble de la banque Bear Stearns se retrouve avec une position globale sur dérivés de crédits de 13.400 milliards de dollars pour des actifs totaux de la banque de 80 milliards de dollars et des capitaux propres d’environ 10 milliards !
Ces 13.400 milliards de dollars représentent ainsi le risque de contrepartie que Bear Stearns fait peser sur la communauté financière internationale puisque, en cas de faillite, il y en aurait pour 13.400 milliards de dollars de transactions non réglées.
Certes, beaucoup d’engagements à payer sont compensés par des engagements à recevoir, mais même si ce risque de contrepartie s’établissait finalement à 10 %, il resterait 1340 milliards de dollars non soldés !
On imagine le problème, d’autant que ces 1340 milliards de dollars ne sont pas répartis de manière égale sur l’ensemble de la communauté financière mondiale, en tenant compte du poids de chaque établissement, mais que certains établissements sont plus exposés que d’autres, et donc menacés eux-aussi par la faillite, avec sa chaîne de risques.
On comprend dès lors mieux pourquoi l’Etat américain est intervenu de tout son poids en mars 2008 pour coordonner en sous-main la reprise de Bear Stearns menacé de faillite par JP Morgan pour un prix de 10 dollars l’action (alors que celle-ci valait 170 dollars un an plus tôt) et pour assurer la reprise dans le portefeuille de la Réserve fédérale américaine de 30 milliards d’actifs toxiques de Bear Stearns, avec la perspective d’une perte intégrale dont le Trésor américain prendrait en charge 29 milliards de dollars, tandis que JP Morgan n’en assumerait qu’un milliard.
On ajoutera que JP Morgan, le racheteur de Bear Stearns qui apparaîtra comme le sauveur du système financier etasunien affiche quant à lui 92.000 milliards de dollars de dérivés de crédit pour 1200 milliards d’actifs, et quasiment pas de fonds propre, selon Frédéric Lordon.
[1] Je fais figurer en italiques et entre parenthèses, mes propres remarques.
[2] Le terme d’innovation financière a une forte connotation positive, selon Lordon, car qui s’oppose à l’innovation sera immanquablement accusé d’archaïsme, d’être hostile au progrès et à la modernité.
[3] L’UBS, surnommée suite à la crise « used to be smart » (autrefois connue pour être futée)
[4] Rappelons qu’aux Etats-Unis, chaque consommateur possède désormais une cote de crédit, calculée à partir de son histoire passée et réévaluée au soir de chaque jour ouvrable, exprimant le risque d’une défaillance qu’il (elle) constitue pour un prêteur éventuel (cf. Paul Jorion : « vers la crise du capitalisme américain ? », ouvrage paru en 2006).
[5] Certains articulent le chiffre de 54.000 milliards de dollars pour le PIB mondial annuel.
[6] Dillon Read Capital Management a été créé par UBS en 2004 pour prévenir le départ d’un opérateur très coté à Wall Street, John Costas ; ironie de l’histoire, les dirigeants de DRCM - sentant le danger - ont tiré la sonnette d’alarme au printemps 2007, et demandé avec insistance qu’UBS déboucle immédiatement ses positions sur les subprimes, ce qui aurait permis de réduire à 500 millions les pertes de la banque ; mais à l’intérieur même d’UBS, une sorte de hedge funds composée de traders écartés de la création de DRCM par John Costas, désireux de relever le défi de la rentabilité posé par DRCM et agissant pour compte propre de la banque, se sont opposés à cette demande, de sorte qu’après un audit très superficiel, UBS a décidé de rester sur les marchés de subprimes, pensant toujours pouvoir en sortir avant que les choses ne tournent mal ; mais à partir de l’éclatement de la crise, plus moyen de sortir, plus moyen de vendre le moindre titre, UBS était piégée. Résultat : au minimum 50 milliards de pertes (voir l’excellent livre de Myret Zaki « UBS : les dessous d’un scandale »).