Critiquer la société capitaliste, c’est bien, réclamer un autre monde possible, c’est légitime, mais tout cela restera incantatoire si nous ne disons pas ce que cet autre monde sera.
Site créé par Christian TIREFORT et Eric DECARRO pour publier leurs analyses, il accueille également celles de la branche suisse du réseau salariat. Le premier en fut le président jusqu’à son décès survenu le 14 décembre 2022.
Si elle continue à fermer les yeux sur les évolutions sociétales, en particuliers sur le passage du capitalisme industriel à la société financière, la gauche sera de plus en plus réduite à expliquer que le capitalisme pourrait s’il le voulait, alors que la droite dit aujourd’hui tout haut que le capitalisme est foutu, cela tout en continuant à le défendre. La gauche présente encore le capitalisme comme capable d’une infinie flexibilité et perméabilité à des réformes - pour autant qu’on sache y faire valoir ses intérêts - alors que la droite le présente aujourd’hui de plus en plus comme inflexible, mais indépassable. Cette dernière a raison, et si la gauche en prenait acte elle (re)réfléchirait sa stratégie. Le peut-elle encore ? Les diverses attitudes depuis que la crise a éclaté mènent au doute. Le texte ci-dessous cherche d’une part à dire en quoi le capitalisme est de moins en moins réformable et, d’autre part, à dégager certaines pistes pour une autre société.
Pour commencer, un premier constat : le passage du capitalisme industriel au capitalisme financier a eu pour effet principal de parachever la rupture entre la productivité du travail et les salaires.
Dans la société industrielle, principalement centrée sur la production matérielle, il y avait encore un rapport, certes ténu et fortuit, entre les deux. Cette relation provenait du lien encore stable entre l’entreprise et le capital la reflétant, toute perte de production était une perte de plus-value pour l’entreprise, donc une perte de profit pour le capital donné. Dans la société financière ce lien disparaît quasiment, là le capital est une entité abstraite à la recherche de profits et les entreprises sont des objets financiers sur lesquels spéculer.
Le propos du capital financier n’est plus principalement de produire des biens dont il réalisera la plus-value dans des phases d’achat/vente qui peuvent être plus ou moins nombreuses pour le même objet, mais uniquement de trouver des points de chute suffisamment rentables (générant au moins le profit moyen). Dans de telles conditions, et le phénomène va s’accroissant avec sa suraccumulation, le capital ne sert plus à développer des activités qui, peut-être, si leurs produits peuvent être réalisés sur les marchés, rapporteront, mais à prendre en otage toutes les activités déjà existantes pour en faire des objets de profit, les marchandiser. C’est le sens des privatisations des entreprises publiques, les postes, les télécommunications, les transports, les soins hospitaliers, la gestion énergétique (eau, électricité, etc) .
Maintenant, passons à un deuxième constat : pour que le capitalisme financier prenne "le pouvoir", la phase industrielle doit être achevée.
Cela ne signifie pas que tout ce qui est nécessaire de réaliser d’un point de vue industriel est réalisé, mais que le système est arrivé au stade où il y a trop de capital pouvant être rentablement investi dans le secteur industriel. A la phase industrielle, le capital devait passer par la production de biens pour se créer la plus-value qui est la matière première du profit ; sans le vouloir, en accumulant du capital il accumulait des forces productives et, dans leur sillage, certaines activités sociales pouvaient être développées. Le capitalisme financier se contente d’‘envahir’ tant la sphère de production de biens que celle des activités sociales, il s’en nourrit en les parasitant. D’un capitalisme exploiteur on est passé à un capitalisme prédateur.
Certes, le capitalisme exploiteur perdure dans l’ombre et au service du capitalisme prédateur, mais par rapport au second le premier paraît presque angélique. Le capitalisme financier balaye tout garde-fou, tant celui de la lutte syndicale corporative qui y est pratiquement inopérante, le capital n’ayant plus aucune attache aux entreprises industrielles théâtres de cette lutte, ni la sanction du marché, celui-ci étant souvent contourné par des positions de monopole.
Dans la société industrielle la concurrence visait essentiellement le prix des produits, sous l’égide du capitalisme financier - c’est en cela que les conditions sociales de production y sont fortement péjorées - désormais la concurrence vise ni le prix, ni la qualité de l’objet produit du travail, le capital s’attaque directement et principalement au prix du travail salarié. Le capital se fixe là où le ‘prix du travail’, au sens marchand du terme, est le plus bas. Sur cette même lancée, il profite de la généralisation au niveau mondial des connaissances scientifiques et des savoirs-faire techniques pour enjamber les frontières et profiter des différences énormes des "coûts du travail". Cette pratique est tellement profonde qu’elle modifie la fonction des Etats/Nations ; ils sont désormais condamnés à veiller au maintien de la ‘compétitivité’ de leur marché du travail, un prix devant le plus possible s’approcher de la gratuité.
Cela ne doit pas être mal interprété. Contrairement à ce que d’aucuns prétendent, le fait que la concurrence touche désormais moins le produit du travail que le prix du travail lui-même ne signifie nullement que les travailleurs soient "en concurrence", ou "mis en concurrence" par des capitalistes tous assoiffés de profits, mais qu’ils subissent l’onde de choc, elle bien réelle, de la lutte entre les capitalistes pour leur compétitivité et leurs positions sur "les marchés". Dans ce cadre, ni les travailleurs, ni les capitalistes à titre individuel ne sont maîtres de leur destin ; pour avoir un emploi, les travailleurs doivent accepter les conditions des employeurs, et pour être compétitifs les employeurs doivent réduire leurs coûts, en particulier salariaux. Chaque salarié est dans une situation objective interdisant un prix élevé du travail, [1] cette situation ne résultant pas de la volonté des autres travailleurs, ni même de celle des capitalistes comme individus, mais d’un comportement obligatoire dans une systémique qui ne laisse pas le choix.
Dans cette systémique placer le capital là où l’exploitation du travail est la plus intensive est la loi qui se subordonne toutes les autres, et soumettre toute activité à cette loi y est un impératif.
Le capitalisme financier est imergé dans un tissus de contradictions, citons notamment la suivante : pour se financer il doit investir toutes les activités sociales mais, même s’il en a besoin, il préfère détruire les activités susceptibles de lui échapper ; conséquemment, hors mis celles qui lui sont strictement fonctionnelles, le capital financier ne crée pas de nouvelles activités, cela même si la seule chance de rentabiliser le capital "en trop" serait le développement d’activités nouvelles, notamment celles liées au bien être des gens, celles de la reproduction. La pression constante sur les salaires interdit le développement de ce type d’activités.
La chose est particulièrement visible dans le capitalisme financier. Si le capitalisme industrielle obéissait principalement à une dynamique d’augmentation quantitative de la richesse, le capital financier obéit exclusivement à une dynamique de sélection accrue de l’accès à la richesse. De ce fait, contrairement à ce qui se passait parfois dans la société industrielle, le capitalisme financier n’élargit pas la masse des travailleurs exploités, donc inclus dans sa systémique sociale, mais il tend à la fois à augmenter le taux d’exploitation, ce qui introduit la tendance à réduire le nombre de salariés, et à exacerber la lutte intra capitalistes pour une part du butin.
L’avènement du capitalisme financier a eu une conséquence directe à deux niveaux :
premièrement, une hiérarchie au sein de la classe bourgeoise s’est mise en place, les capitalistes industriels sont devenus des servants de la santé financière de l’entreprise, leur rôle est d’en augmenter la valeur ; tandis que les capitalistes financiers sont les gestionnaires du capital, ils sanctionnent sans pitié les entreprises - et leurs capitalistes - n’entrant pas ou plus dans les normes du profit ‘moyen’.
deuxièmement, les conditions de travail n’obéissent plus du tout à des critères objectifs, comme l’amélioration de la productivité, mais à l’impératif du profit immédiat.
Dans un tel cadre, la force de travail est bien souvent mise en œuvre au mépris du respect élémentaire de sécurité des travailleurs ; l’environnement vital se détériore à vive allure ; les ressources naturelles sont pillées et rapidement épuisées ; pourtant encore très lapidaires les ‘acquis’ sociaux sont laminés, cela sous les yeux scandalisés d’organisations de travailleurs de plus en plus impuissantes.
Alors que dans les pays dits industrialisés du Nord de l’hémisphère, notamment sous les coups de boutoire du New deal, du Front populaire en France, des "Trente Glorieuses" dans les citadelles industrielles, les critères définissant la valeur de la force de travail s’étaient de gré ou de force élargis à des éléments comme la santé, la sécurité au travail, l’éducation, la culture, le mouvement d’‘harmonisation’ au niveau mondial des coûts du travail interrompt brutalement le processus. Ce mouvement se développe dans les conditions dominantes, c’est-à-dire un alignement des ‘coûts du travail’ sur ceux de la majorité des travailleurs au niveau mondial, ce qui implique que désormais seuls les éléments matériels de la reproduction de la force de travail soient pris en compte. Tendanciellement, les éléments non matériels n’entrent plus dans le domaine du droit humain, mais dans le domaine marchand, seules les personnes solvables y ont accès.
La dynamique de la société financière produit donc un rétrécissement de l’ensemble de l’activité sociale, une précarisation pour les travailleurs en général et, pour une grande fraction d’entre eux, l’exclusion.
Cette évolution a consommé la rupture du lien entre la productivité du travail et les salaires ; cela y compris dans l’imaginaire syndical. Avec cette rupture le processus de transfert progressif de la force de travail libérée de la production industrielle dans les activités de services émanant du processus de mutualisation est brutalement interrompu. Ce transfert relativement massif dans les pays industrialisés avait résulté des améliorations lentes mais constantes des salaires des années 50 à 70.
Dans le Tiers-monde les dégâts produits de la société financière se lisaient ‘statistiquement’ déjà en l’an 2000 : au Brésil par exemple, en 1975, 55% de la population y était encore salariée, ce chiffre a fondu pour n’atteindre que 45% dans les années 2000. Dans ces mêmes pays les populations excluent du rapport salarié se retrouvaient dans des activités dites « informelles », c’est-à-dire ‘fleurissant’ sur les déchets de la société capitaliste.
Ainsi la société financière ne produit pas que des déchets matériels, mais des ‘déchets humains’, tous les travailleurs qu’elle ne veut pas. De plus en plus nombreux, ces miséreux parqués dans des bidonvilles doivent vivre de ce qu’ils trouvent dans les poubelles des riches.
Les activités du luxe prospèrent sur cette misère croissante, y compris dans les pays les plus pauvres de la planète. A côté de la mode, de la bijouterie, de l’automobile haut de gamme, des résidences secondaires multiples, du tourisme, l’industrie du luxe banalise également des activités comme la prostitution et le trafic humain en général. En regard de cela la baisse des ‘revenus du travail’ limite d’autant l’accès à l’instruction, à la santé, à la culture. Les travailleurs n’ont en effet plus les moyens de signaler ce type de besoins.
Les recules salariaux revêtent tant la forme de diminution du nombre de salariés, ce qui diminue la masse des salaires et la demande idoine, que la forme de baisses des salaires individuels, ces baisses étant souvent statistiquement brouillées par les écarts grandissant entre les salaires. Dans ce cadre la marchandisation des activités de service est un instrument infaillible de sélection, d’inclusion et d’exclusion de l’accès à ces types de besoins. Ce processus s’intensifiera avec les contradictions de la systémique capitaliste et marchande.
Sous le capitalisme industriel certains crurent un moment que des droits fondamentaux comme la nourriture, le logement, l’éducation, la santé, étaient en passe d’être définitivement garantis et étendus au monde entier. Cela semblait en voie de réalisation dans certaines citadelles industrielles du Nord de l’hémisphère. Il suffisait d’étendre ce processus. Nombreux furent ceux, syndicats en tête, qui crurent qu’il s’étendrait quasiment mécaniquement. Pour se donner raison, ils ignorèrent, voir nièrent complètement, le passage du capitalisme industriel au capitalisme financier. Ils réduisirent cette évolution à une simple nouvelle méthode, en tout temps réversible, de gestion du capital. Ils attribuèrent d’ailleurs un nom à cette évolution, le libéralisme. Cela la confinait, de manière très commode sur le plan intellectuel, à la sphère politique et enfermait le but des luttes dans un cadre bien défini, la lutte contre le libéralisme, sous entendu retourner à l’ancienne gestion du capital jugée plus humaine.
Vœu pieu ! La société financière est une évolution inéluctable inscrite dans les gènes du capital ; elle représente un saut ‘qualitatif’, c’est-à-dire le passage à une nouvelle forme correspondant à une nouvelle fonction du capital, de là débouchant sur une nouvelle caste dirigeante de la bourgeoisie.
La société financière lie tous les besoins et tous les droits au profit marchand. Elle relativise, finalement nie ces droits pour les transformer en ‘libertés’ d’accès. Sous son emprise un droit universel et inaliénable, valable pour tous quel que soit le statut social, devient une liberté individuelle conditionnée par la place acquise dans la hiérarchie sociale, très exactement le niveau du revenu. Selon cette évolution, la couverture sociale sera plus le fait de la force financière individuelle que des droits sociaux fondamentaux. Il s’agit d’un recul historique.
Simultanément, la société financière ferme l’accès à l’emploi salarié à un nombre de plus en plus élevé de personnes, les privant de tout revenu. Elle sélectionne impitoyablement les ‘privilégiés’ qu’elle exploitera. Cela creuse la contradiction avec la productivité du travail. Pourtant en constante amélioration, celle-ci devrait mettre tout le monde à l’abri de la précarité et permettre l’intégration sociale. Dans la société financière, à la place de procurer ces sécurités la productivité du travail devient le cauchemar des travailleurs ; elle réduit l’‘emploi’, les prive de leur seul moyen de signaler leurs besoins, elle est un instrument d’exclusion.
Le capitalisme est constitué de phénomènes dotés de leur propre dynamique. Il faut à la fois reconnaître les phénomènes et leur dynamique respective, parce que cela explique l’évolution de l’ensemble et les contradictions engendrées.
La première contradiction est le produit de l’ensemble systémique, tout y mène : les capitalistes font le moins possible appel au travail, alors qu’il (le travail) doit rentabiliser de plus en plus de capital.
La deuxième contradiction réside dans le rapport au travail.
Sous le capitalisme industriel la force de travail était exploitée pour produire des biens matériels en abondance. La plus-value transmise par la force de travail se retrouvait dans ces biens, elle devait cependant être réalisée sur le marché pour devenir profit. Ce "risque" incombait au capitaliste.
Sous le capitalisme financier le travail lui-même, en tant qu’activité sociale, est le bien exploité, un peu comme une matière première ; le surplus social qu’il engendre est confisqué ‘à la source’ et réalisable uniquement selon le bon plaisir ou l’intérêt des capitalistes. Les risques inhérents à la réalisation de ce produit (le travail) sur le marché sont entièrement reportés sur le travailleur, il a un emploi ou pas, cette employabilité étant entièrement dépendante de la rentabilité la plus immédiate du capital. Dès que son travail n’est plus exploitable, dès qu’il ne mène plus au profit, le travailleur est jeté, exclu de la systémique sociale.
Dans la société financière le capitalisme apparaît sous son vrai visage. Désormais dépouillé des quelques vertus qui lui étaient attribuées en tant que capitalisme industriel, il vampirise les activités sociales, quelle qu’elles soient ; il en transfère le surplus contenu dans chaque faculté de faire, donc originellement propriété de la classe travailleuse, à la classe bourgeoise, la propriétaire du capital. Aux mains de la bourgeoisie celui-ci devient l’instrument systémique de l’exploitation du travail. Dans cette fonction le capital prend une forme spectrale, fantomatique, pour se substituer au travail ; il s’arroge le monopole de la mise en oeuvre du travail.
Mais, revers de la médaille, le fait que l’activité sociale, donc l’échange des travails, pourrait se développer sans le capital devient bien plus évident dans le cas du capitalisme financier que dans celui du capitalisme industriel. Piller n’est pas initier. Dans le premier cas le capital n’a pas de rapport direct avec le fait de la production, il se contente d’en piller le surplus. Dans l’autre cas le capital semble avoir un rapport avec la production puisqu’il l’initie. Cela apparaîtrait encore plus nettement si la gauche faisait son travail et s’appuyait sur cette contradiction pour développer sa stratégie.
Dans la société financière la fonction destructrice du capital est révélée. Comme ses garde-fous, entre autre la lutte syndicale, ne fonctionnent plus, il n’apparaît plus comme réformable.
De son côté, le travail a de moins en moins d’occasions d’être mis en oeuvre. Il en résulte une capacité des travailleurs de signaler leurs besoins plus faible, ce qui réduit encore l’activité sociale en général, comme peau de chagrin. La société financière ignore le travail existant sous forme de facultés de faire, il ne reconnaît que celui qu’elle initie pour son propre projet. Cela est certes un immense gaspillage, mais ce n’est là que la surface du problème ; le fond, c’est le rapport au travail de la société financière, il est la plus formidable machine d’exclusion sociale de l’Histoire des hommes.
Les crises capitalistes sont des phénomènes récurrents. Malgré cela leur analyse reste parcellaire. Jusqu’à aujourd’hui, seules certaines contradictions de la mécanique capitaliste ont été mises en évidence : le capital s’autodétruit dans des crises éliminant les moins forts, le cas échéant les guerres complètent la tâche. Cela alimenta bien des fantasmes, en particulier la croyance qu’un jour on assisterait, émerveillé ou épouvanté selon le camp choisi, à l’effondrement spontané du capitalisme.
L’Histoire a montré que cette vision mécaniste n’était pas fondée. Les crises ont toujours confirmé que si les acteurs du deuxième terme de la contradiction sociale, les travailleurs, restaient passifs, s’ils restaient confinés dans leur rôle d’instrument du capital, les crises, le cas échéant les guerres, devenaient des bains de jouvence pour le système. Ne restaient en lice que les plus forts, le plus souvent dans une position de quasi monopole.
Pourtant les crises évoluent, elles prennent les formes de la phase vécue du capitalisme. Les crises classiques du capitalisme industriel étaient fort différentes de la crise actuelle.
Dans le capitalisme industriel il s’agissait de crises dites ‘cycliques’, de surproduction. Lorsque les stocks étaient écoulés, il fallait les renouveler, une nouvelle phase de prospérité s’amorçait. Une politique anticyclique, dite keynésienne, semblait possible, elle régulait le pouvoir d’achat des travailleurs et amortissait les sauts conjoncturels.
Dans le capitalisme financier la crise ne prend pas la même forme, il s’agit de ‘dépression économique’, l’activité sociale se réduit ou stagne provoquant une crise du profit, une situation de quasi stagflation. [2] Dans ce cas, attendre que les stocks s’épuisent est inutile. Les politiques anticycliques keynésiennes ou de relance par la consommation, mondialisation oblige, sont aussi inopérentes. Elles pénaliseraient la compétitivité financière des pays qui y recouraient, à terme elles élimineraient le "bon" capital qui croyait s’en sortir à ‘si bon compte‘, seul le mauvais capital, strictement parasitaire, survivrait. [3]
Face aux crises le capital n’a en réalité pas de choix politique, il doit à tout prix répondre en restaurant le taux de profit, pour cela il doit améliorer ses résultats et ses paramètres fonctionnels : exploitation plus intensive de la force de travail, accélération du processus d’élimination des concurrents, minimisation des coûts de production, essentiellement par l’attaque aux salaires et aux conditions sociales. Toutes des mesures qui creusent la contradiction entre une accumulation intensive et illimitée du capital et une stagnation, voir une diminution de l’activité sociale qui, pourtant, nourrit le profit.
Mais les crises capitalistes cachent une contradiction bien plus fondamentale encore. Celle-ci est liée à l’évolution du travail et se développe à l’insu de tous ceux dont le seul souci est le bon fonctionnement de la systémique en place [4] : la productivité du travail ne tient plus dans le carcan capitaliste, elle devrait pouvoir s’exprimer dans des activités échappant au capital, par exemple un élargissement du processus de mutualisation, l’accès de tous à ce processus, donc un lien organique dans le monde entier entre les salaires et la productivité du travail.
Le capital doit faire le contraire. Dans les pays industrialisés la plupart des licenciements de travailleurs n’ont plus lieu pour éviter des surproductions, ou même pour éliminer les activités dont le socle de rentabilité est percé, ou encore pour restructurer et éviter des faillites, mais ils ont lieu parce que les activités, aujourd’hui principalement industrielles, sont déplacées dans les zones à bas salaires, donc pour augmenter le taux d’exploitation et restaurer le taux de profit. Chaque capitaliste doit prendre des mesures tendant à réduire les coûts du travail pour subsister en tant que capitaliste, c’est donc une contrainte systémique.
Le capital a perdu son lien organique à la production, il fonctionne comme une entité autonome sans lien à la société réelle, mais pesant lourdement sur elle. Comme un chat tournant en rond pour attraper sa queue, chaque capitaliste court après un profit toujours plus aléatoire, de plus en plus remis en cause par son concurrent. Il est en guerre constante.
On crut un moment en la capacité du capitalisme de développer sans limite les activités du secteur tertiaire. Ce vœu doit également être oublié. Certes, les activités de gestion du capital, un appareil de vente hypertrophié, une industrie du luxe, toutes des activités parasitaires propres au capitalisme, ont été développées. Mais aujourd’hui le capital ne tolère plus, voire rejette comme corps étrangers les activités non parasitaires liées au bien être des gens ou à la culture. Le processus des privatisations illustre le phénomène, ce qui était des droits pour tous à développer selon la productivité du travail y devient des biens marchands accessibles aux seules personnes solvables.
Facilitées par les crises budgétaires des Etats, elles-mêmes résultant pour une grande part de la détérioration des salaires et des conditions sociales, les privatisations sont une illustration de l’impossible cohabitation des activités entrant dans le module marchand et des activités y échappant.
Ces dernières s’étaient considérablement développées dans la lancée des trente Glorieuses. Tout naturellement les Etats se sont mis à produire les services liés à la mutualisation des risques (maladie, invalidité, vieillesse, etc) exigés par les travailleurs, activités que le capital rejetait comme "non productives". Ce processus augmenta du même coup considérablement le nombre de travailleurs échappant au contrôle direct du capital, prouvant qu’il était possible de produire hors des strictes conditions capitalistes, donc de produire des prestations pour elles-mêmes, parce qu’elles correspondaient à des besoins, cela sans nécessairement passer par le filtre du profit capitaliste.
Ce processus était politiquement dangereux. Le capital veut au contraire tout marchandiser, même s’il est incapable d’employer tous les travailleurs dans ces conditions. Jusqu’à aujourd’hui ce phénomène n’a été analysé que sous l’angle économiste des ‘crises capitalistes’, du chômage qui en résulte, jamais sous l’angle de l’évolution du travail et de la crise du rapport social ancien que cette évolution produit. Pourtant, c’est bien sur ce plan qu’œuvre une contradiction, la lutte réformiste, de l’intérieur du système, pour l’aménager, devient de plus en plus aléatoire.
La contradiction s’approfondit avec l’augmentation constante de la productivité du travail. Celle-ci révèle l’étroitesse du système. Elle y est à l’étroit, elle y étouffe, et le capital la contient en rejetant de son module social toujours plus d’activités qui, potentiellement, seraient parfaitement possibles. Il en résulte un chômage structurel. Tout le monde dit le combattre, mais personne n’en cherche les vraies sources. Le détournement, la confiscation toujours plus draconienne de la richesse sociale par la classe bourgeoise prive les travailleurs des moyens de signaler leurs besoins selon le degré réel de la richesse sociale, donc dans la mesure que la productivité du travail devrait permettre.
Fixée selon les règles marchandes, la valeur de la force de travail baisse globalement, elle perd tout rapport avec sa productivité. Les potentialités de cette dernière sont brimées. Cela empêche l’évolution vers une société du travail, évidemment possible que contre celle du capital, et une misère crasse démultipliant une précarité croissante jouxte une richesse arrogante et sans limite. Cette contradiction s’installe inexorablement.
Selon certains le ‘manque de travail’ serait responsable de la misère croissante. Rien n’est plus faux. Sous forme de faculté de faire le travail existe en abondance en chaque individu. Ce qui manque, c’est le pendant dialectique du travail, la capacité de signaler les besoins. Le capital est incapable de répartir à partir de ce que tout le monde pourrait : mettre en œuvre sa faculté de faire. Comme il détient l’essentiel des moyens sociaux de signaler des besoins, le capital sélectionne les travailleurs qui sont utiles à ses buts et rejette, ou plus simplement ignore les autres ; de plus, comme il a une immense ‘armée de réserve’ de travailleurs dans lequel puiser, il ne concède que le strict minimum aux travailleurs choisis.
Cela ne résulte pas d’un montage intellectuel, mais d’une ‘systémique’ sociale, de là sa force. Le but même du capitalisme, le profit, procède de cette systémique, elle y conduit comme le fleuve à la mer et, dialectiquement, tous les phénomènes de la systémique concourent à leur tour au but, comme si tout était régi par un genre de réflexe de Pavlov. Cette marche forcée vers un but devenu inconscient, qui ne procède pas d’un choix mais d’une obéissance aveugle à la systémique procédant du but, est en même temps un processus impersonnel de sélection du travail qui participera à la systémique ; ce faisant, ce sont les travailleurs inclus qui seront sélectionnés, les autres sont ignorés.
La vertu essentielle du travail, être la chose la plus égalitaire du monde parce que présente en chacun de nous, devient son contraire, l’agente de l’inégalité. Le moindre coût du travail est le vecteur de cette inégalité ; la systémique exige que ceux qui commanditent la mise en œuvre du travail aillent vers ce moindre coût, autrement ils sont éliminés. La course au travail le moins cher est donc le vecteur principal de l’inégalité sociale et de la division de la société en classes sociales, elle recrée sans cesse la sous dotation d’une classe et la (sur)richesse de l’autre classe.
Tous ceux et celles qui n’entrent pas dans le module sont exclus, en réalité ignorés. En effet, l’exclusion est la conséquence de la sélection, elle ne procède pas d’un choix conscient, mais elle est la conséquence de l’obéissance à la systémique, donc d’un choix ‘inconscient’, celui d’inclure les seuls travailleurs fonctionnels au but qui meut le système, le profit. Chacun obéit, navré des conséquences de la sélection, en même temps chacun se dit impuissant, il doit obéir, autrement la machine s’arrêterait, et, pour l’heure personne, ou très peu de monde, n’est prêt à l’arrêter.
Cette machine ne s’arrêtera pas toute seule, mais seulement à partir d’un but conscient. Et celui-ci ne sera reconnu que lorsqu’il sera formulé en fonction du réel, la possibilité de vaincre la rareté, la conscience que la vraie richesse, le travail que chacun porte en soit, ne naît pas des économies, qu’au contraire, elle n’existe que lorsqu’elle est mise en œuvre dans son ensemble, donc lorsque chaque homme et femme est inclus dans la coopération et l’échange social qu’elle implique.
La notion matérialiste vulgaire, capitaliste, de la richesse, comprise comme un bien matériel accumulé, quelque chose de non dépensé, d’économisé, est en contradiction complète avec ce qu’est le travail. En effet, celui-ci n’existe que s’il est ‘dépensé’, donc mis en œuvre, tout travail non mis en œuvre est une richesse perdue. Economiser le travail, ne pas le dépenser, surtout aujourd’hui alors qu’il est capable de surplus constant, c’est renoncer à la richesse que l’Humanité a historiquement accumulée, c’est la tronquer aux seules besoins d’une partie de plus en plus réduite de cette Humanité.
La pleine utilisation du travail, l’inclusion de tous dans le processus de coopération, est par conséquent le but à atteindre. En effet, non seulement les travailleurs reproduisent ce qu’ils dépensent, mais ils créent le surplus social permettant à l’Humanité de dépasser le stade de la stricte survie matérielle. Depuis que le travail est capable de surplus constant, chaque travail non mis en œuvre, refoulé de la coopération sociale, diminue donc la part de richesse qui pourrait être affectée à d’autres fins que le strict nécessaire matériel, par exemple l’éducation, la santé, la culture, l’enseignement ; cela ramène l’homme à un stade qu’il a dépassé. La mise en œuvre de tous les travails est la condition sine qua none de l’inclusion sociale de tous.
Cette condition sociale – en fait le moyen donné à chacun d’affirmer son existence en signalant ses besoins à la communauté – passe nécessairement par un rapport social conforme au nouveau réel, le possible donné par le niveau de productivité : au lieu de sélectionner qui aura accès à des biens ou prestations parce qu’ils sont trop rares, il devra donner à tous les moyens de dire les besoins qui entreront dans la sphère de la production sociale, qui seront donc satisfaits par la coopération sociale, cela à tous les niveaux, de l’individu, de la communauté familiale ou parentale, de la communauté en général. Ce nouveau rapport social aurait une fonction tout autre que celle de l’ancien.
Par le passé le rapport marchand permettait de sélectionner sans guerre ceux et celles (plus ceux que celles !) qui auraient accès à des biens trop rares. Sa fonction était nécessaire, elle était un agent de cohésion sociale. Aujourd’hui, il est le ‘lien social’ qui produit l’exclusion, un agent de division et de guerre. Il est en symbiose, fait système, avec le capitalisme, ce dernier n’étant pas une étape nécessaire vers un monde à l’abri de la précarité, mais un moyen de recréer artificiellement les anciennes conditions de rareté dans un monde mûr pour y échapper.
Dans sa nouvelle fonction le rapport marchand est l’agent reproducteur de la division en classes sociales. Sa loi interne, l’offre et la demande, ne s’applique plus essentiellement au produit du travail, mais à la force de travail, elle ne produit plus un mal nécessaire, malgré tout source de cohésion sociale, mais elle reproduit un mal inutile, qui perpétue les classes et creuse le fossé entre elles, donc reproduit leur division. Elle mène à la guerre des classes.
Cela semble se faire tout seul, donc être inévitable. Quelle est la mécanique ?
Lorsque la loi de l’offre et de la demande s’appliquait essentiellement au produit du travail, elle sélectionnait l’accès à ces biens, ce qui permettait plus ou moins d’utiliser le surplus pour élargir l’assiette productive. Lorsque la classe dominante qui concentrait ce surplus entre ses mains n’assumait pas, ou faillait à cette fonction, elle subissait des remises à l’ordre interne et risquait de perdre son pouvoir au profit d’une autre classe. La montée du pouvoir capitaliste face à la féodalité montre cela de manière limpide.
Appliquée au travail, cette même loi de l’offre et de la demande ne favorise plus la création d’un surplus social, mais elle limite l’insertion sociale aux seules personnes nécessaires pour produire ce que la classe dominante a besoin, elle sélectionne donc les personnes pouvant signaler des besoins. Par conséquent, à la place de mener à un élargissement de l’assiette productive, elle la rétrécit, la ramène de plus en plus à la dimension des seuls besoins somptuaires et égoïstes des bourgeois. La mécanique recrée alors sans cesse la rupture entre les pôles offre et demande de travail. Le premier est toujours en suroffre, le second, qui correspond à la capacité de signalement des besoins, est toujours en ‘sousdemande’. La machine diabolique est en place, la suroffre constante de travail produit la ‘sousdemande’ permanente de besoins. Les deux pôles vont en sens inverse.
Dans cette systémique, une pleine utilisation du travail, donc une pleine intégration sociale, est impossible. Une pleine utilisation du travail nécessiterait le remplacement des dynamiques internes, tant celle de la production pour le profit que celle de la loi de l’offre et de la demande, par d’autres dynamiques, la mise en œuvre du travail pour les besoins et les moyens de signaler les besoins à partir de la productivité du travail, donc de revenus y correspondant. Autant demander à l’eau de remonter le cours du fleuve ! Une pleine utilisation du travail, autrement dit une société où chacun pourrait entrer dans l’échange social, appartient à un autre monde, celui que nous devons projeter.
La référence à la violence fait souvent état de la cœrcition directe sur les hommes, les violences policières, celles des armées, elle est associée aux dictatures. La violence systémique est moins connue, elle s’exerce comme une sorte de contrainte dictée par la ‘nécessité économique’. Ce type de contrainte désigne une violence plus insidieuse parce qu’émanant directement du système. Seule elle peut imposer la rareté alors que sous forme de faculté de faire toujours plus productive, l’abondance existe dans chaque individu. Pour réussir ce ‘tour de force’, le travail, la source de l’abondance, est neutralisé, il perd tout lien avec son partenaire dialectique, les besoins. Le système impose cette schizophrénie, la violence directement coercitive n’intervient qu’en cas de mise en cause du système.
Cela se concrétise très simplement : le travail est d’un côté, chez les travailleurs, appelés « les pauvres » ; la capacité de signaler les besoins est de l’autre côté, chez les bourgeois, appelés « les riches ». [5] Entre les deux, le salaire est le seul goulot de communication. Les vannes ne peuvent être ouvertes ou refermées que du côté des bourgeois. Ceux-ci les ouvrent ou ferment selon leurs besoins ; qu’il y ait plus ou moins de travail, varie selon leurs caprices. Ce mouvement rythmé par les besoins des bourgeois conditionne la valeur marchande du travail. La part dévolue aux salaires, à ceux qui offrent, tous les travailleurs, est donc soumise aux variations des besoins des demandeurs, les bourgeois.
Ce rapport est unilatéral, la demande de travail vient toujours des bourgeois, l’offre toujours des travailleurs ; c’est en réalité lui qui fonde l’appartenance de classe et donne la valeur marchande de ce qui est vendu par les travailleurs, respectivement acheté par les bourgeois. Mais, pour ne pas rater la cible, il ne faut pas s’y tromper, dans ce rapport personne n’est méchant ou gentil, chacun a une fonction systémique qui le dépasse subjectivement. Pour être gentil les ‘méchants’ bourgeois doivent au contraire beaucoup dépenser, c’est ainsi que les ‘gentils’ travailleurs auraient le plus de chance d’être acceptés dans la mécanique et à leur tour devenir ‘consommateurs’.
Le salaire reflète le prix d’une ‘marchandise’ – le travail dans sa forme originelle de faculté de faire – qui est du fait de sa productivité de plus en plus abondante, qui, en conséquence, perd sa valeur marchande. Cela ferme inexorablement la vanne réglant le flux des revenus d’une classe à l’autre. Selon elle, pour vivre, être inclus, les travailleurs doivent brader leur richesse et accepter que leurs salaires perdent tout rapport avec la productivité. Ceux-ci sont même de plus en plus dans un rapport inversé avec la productivité de la ‘marchandise’, le travail, qu’ils sont sensés refléter. La relation dialectique entre le travail et les besoins est ainsi rompue. Le travail, l’arme développée par l’humanité pour lutter contre la précarité, devient l’instrument pour la recréer ! Toute la violence systémique est dans ce fait.
Mais, contrairement à la croyance populaire, l’appropriation de classe du surplus social n’a pas la consommation pour but principal, mais l’accumulation, c’est elle qui représente matériellement la richesse. A l’ère du travail à surplus constant, cela se traduit par un ‘stockage’ de capital.
Sous le capitalisme industriel la valorisation de ces accumulations prenait souvent la forme de développement des forces productives matérielles, autrement dit de l’appareil de production. Le capitalisme financier, c’est sa caractéristique, représente une masse de capital toujours et nécessairement plus grande que celle contenue dans les forces matérielles productives. C’est en cela qu’il est capital financier.
Ce capital ‘en trop’ doit circuler, sans cela il est neutralisé. Il a plusieurs destinations : d’une part, il va d’un objet industriel à l’autre, les transformant ainsi en simples produits financiers, d’autre part, et d’une manière encore plus volatile, il se place dans les activités de service pour les contrôler, il en dévoie certaines. Enfin, une partie de plus en plus importante du capital ‘en trop’ est détruite dans la lutte concurrentielle de plus en plus violente entre capitalistes. [6]
Certains questionnent : « Pourquoi ne pas affecter le capital en trop – qui est en réalité une partie du surplus social – vers ceux qui en auraient le plus besoin » ? Bonne question, mais sans réponse. A titre individuel chaque bourgeois souhaite que les autres le fasse, cela leur créerait des nouveaux marchés, mais aucun d’eux ne veut s’y risquer parce qu’il sait qu’il serait bien vite éliminé par ses concurrents. La réponse n’existe donc pas dans ce système, pour la trouver il faudrait se transporter dans un autre système. La réponse est donc un enjeu de classe.
Un système est constitué d’un ensemble de composantes, des phénomènes. Leur évolution interne se répercute sur les autres phénomènes, les transforment. Cela meut le système comme ensemble. La formation des classes ne résulte pas d’une volonté d’un ensemble d’individus, mais de la manière de produire dont découle une manière spécifique de répartir, donc une représentation du surplus social. Tant que le surplus social était sporadique, son appropriation ne pouvait qu’être sélective, l’existence objective des classes sociales n’apparaissait pas comme une monstruosité, mais comme un mal nécessaire.
C’est le passage du surplus social sporadique au surplus social constant que les hommes ont mal interprétés, ce qui apparaît dans le collapse de plus en plus évident entre le possible existant dans la productivité du travail et la précarité croissante. Ce collapse donne l’impression d’un recule historique généralisé, l’Humanité semble perdre le contrôle sur son devenir, donc sur la systémique qui la meut vers ce devenir.
Lorsque l’homme perd son emprise sur un ou plusieurs phénomènes de sa systémique sociale, le système semble, ou plutôt est alors mu par sa propre force d’inertie. Aujourd’hui les forces productives se développent impétueusement, mais les idées qui commandent les actes des hommes sont encore subjuguées du vieille atavisme social : la rareté contraint à la lutte sélective. Cela creuse le fossé entre le réel, portée par les travailleurs la richesse est partout, et le concret, la misère est partout et le lot de presque tous. Quelles que soient leurs activités, les hommes semblent atteindre des buts inverses de ceux que leur ‘volonté’ recherche. Ils ne contrôlent alors plus rien, au contraire, leur lutte contre la précarité les mène à plus de précarité.
Le système n’est alors plus sous contrôle, il semble être mut par inertie, mais c’est une fausse impression, les éléments ou les phénomènes qui le constituent ne sont pas inertes, au contraire, ils s’emballent tous, pour essayer de trouver un sens ils courent tous dans tous les sens, le concret s’éloigne alors toujours plus du réel. C’est le sentiment dominant face aux phénomènes de la mondialisation et de la société financière. La crise aujourd’hui vécue est une confirmation sans appel de l’actuelle incapacité des hommes de se situer dans leur Histoire.
La mécanique systémique semble sous l’influence d’une volonté obscure et destructrice. Il y est souvent fait référence, la main invisible du marché, autrefois portée aux nues, en est une illustration. Aujourd’hui elle prend tout dans un engrenage, et les comportements ressemblent à ceux des nazis qui se sont battus jusqu’à leur destruction totale. Les capitalistes ignorent où leur système les mène, mais ils sont prêts à l’accompagner jusqu’au bout, leur ‘solution finale’ : un marché omniprésent sans entrave qui sert d’instrument de sélection impitoyable et produit la misère absolue des uns, l’immense majorité, et la ‘richesse’ absolue des autres, une minorité toujours plus minoritaire.
Pour ne pas collaborer à notre autodestruction, qui devient de plus en plus une destruction de notre espace vital lui-même, pour avoir une chance d’échapper au destin des capitalistes et stopper le processus impersonnel qui les tétanise, il faut une rupture. Celle-ci commencera par une rupture idéologique. Il faut rompre avec les atavismes sociaux que notre histoire a gravés dans nos têtes, il faut penser un autre monde. Celui-ci est impensable sans admettre que l’ancienne société doit disparaître, que le nouveau projet doit chercher ses sources sous l’écorce du concret, aller au réel, c’est-à-dire à ce que les hommes peuvent.
Le passage de la société industrielle à la société financière illustre bien ce qui devient une tragédie : la deuxième, la société financière, accentue toutes les perversions de la première, la société industrielle, et brise toutes les tentatives de réformes qui, dans une certaine mesure, sur un plan strictement théorique, y étaient, même si très improbables, encore possibles. Le point de non retour est atteint.
[1] Les situations où les salariés étaient dans une situation favorable pour négocier leur salaire ont été l’exception, très rares
[2] La stagflation est à la fois l’inflation et la stagnation ou dépression conjoncturelle. Le capital lutte contre l’inflation en freinant les salaires, il doit cependant lutter contre la stagnation conjoncturelle en encourageant l’activité sociale dont elle tire le profit. Comment concilier l’un et l’autre ? Les Américains crurent avoir trouvé la poule aux œufs d’or en développant leur marché intérieur tout en baissant les salaires. Ils encouragèrent l’endettement des ménages. La crise des subprimes montre que cela se retourne contre le développement économique, comme un boomerang.
[3] Une dernière tentative dans ce sens fut faite en 1981 en France. Cela améliora la conjoncture en Allemagne et dans d’autres pays concurrents, mais accéléra la ‘dépression’ en France. Le renchérissement comparatif des coûts de production en France freina les exportations, la présence d’un meilleur pouvoir d’achat en France accéléra les importations. La balance commerciale connut des déséquilibres record.
[4] La gauche aurait dû s’en occuper, elle en a été incapable parce qu’elle s’est souciée de réformer la société capitaliste, sans vouloir en changer.
[5] Ces notions, « pauvres » ou « riches », sont idéologiquement connotées, elles renvoient à la seule forme de richesse reconnue par le capital, la richesse matérielle ou celle qu’il accumule sous forme de capital. Elles contribuent à replacer chacun dans sa classe sociale comprise comme un fait sociologique. En réalité, le travailleur est riche puisque la richesse sociale est en lui, sous forme de faculté de faire, tandis que le bourgeois est un parasite social, il n’est donc pas « riche » puisqu’il vit de la richesse des autres, de leurs privations.
[6] La crise des subprimes partie des Etats-Unis le montre, les nombreux nouveaux produits financiers (par exemple la titrisation des créances immobilières) n’ont fait que reculer certaines échéances, un peu comme une bombe à retardement ils produisent plus de dégâts qu’une destruction ‘normale’ du capital systémiquement superflu.