Critiquer la société capitaliste, c’est bien, réclamer un autre monde possible, c’est légitime, mais tout cela restera incantatoire si nous ne disons pas ce que cet autre monde sera.
Site créé par Christian TIREFORT et Eric DECARRO pour publier leurs analyses, il accueille également celles de la branche suisse du réseau salariat. Le premier en fut le président jusqu’à son décès survenu le 14 décembre 2022.
Le texte contient beaucoup d’éléments intéressants sur l’économie genevoise, sur l’accroissement du nombre de millionnaires dans ce canton, sur l’aggravation des inégalités sociales. On ne peut qu’être d’accord avec la description des débats parlementaires sur le budget cantonal et de la position des partis sur la question.
Je trouve cependant ce texte très problématique du point de vue de son orientation générale pour les raisons suivantes :
C’est un texte qui paraît hors contexte.
Toutes les attaques des milieux dominants semblent causées par une méchanceté subjective de leur part. Ceci n’explique pas pourquoi dans les années 50-80, à Genève, ils ont été plus modérés et prêts à des compromis avec la fonction publique formalisés dans des accords qui étaient alors scrupuleusement respectés.
Il y a derrière les positions aujourd’hui très agressives des milieux dominants des déterminations systémiques. En d’autres termes, ils sont contraints par leur système d’attaquer les conditions de travail du personnel, d’imposer des politiques d’austérité au détriment des services publics et de réduire les dépenses sociales en faveur des plus démunis.
Il faut tenir compte du fait que ceux qui dominent au sein de la classe dirigeante ne sont plus les industriels mais les financiers. La bourgeoisie compte moins désormais sur l’exploitation directe du travail que sur les profits issus de ses placements financiers, d’où l’essor pharamineux de la spéculation. De plus, le système, sous la domination de la finance et des multinationales, implique une concurrence de plus en plus féroce pour la répartition des profits entre les capitaux. Les pressions sur l’économie productive sont d’autant plus intenses.
Les déterminations de ce système s’imposent à la bourgeoisie partout, à Genève aussi. La classe dominante est désormais dominée par son système et en a perdu la maîtrise. Ses gouvernements, y compris le Conseil d’Etat genevois, ont perdu la marge de manœuvre qu’ils détenaient durant la période 50-80. Ceci détermine une situation tendanciellement chaotique car les gouvernements sont désormais incapables d’améliorer en quoi que ce soit les conditions de vie de la majorité de la population. Cette situation met en crise les équilibres traditionnels sur lesquels reposait le pouvoir bourgeois d’où cette crise de gouvernance.
Il faut bien voir aussi que cette dynamique destructrice du capital non seulement explique la crise de gouvernance actuelle partout, mais implique de la part des milieux dominants un durcissement répressif à tous les niveaux contre la majorité de la population.
L’analyse en terme de base sociale calquée sur la base électorale est très discutable. Elle fait de l’institutionnel et des élections et du vote pour le Grand Conseil le point de départ et le critère déterminant de l’analyse, au moment où le politique est en crise et les institutions bourgeoises déstabilisées. Et ceci, en raison de la situation chaotique mentionnée, qui explique précisément la crise des partis gouvernementaux genevois. Un des indices de cette situation est désormais l’incapacité du Conseil d’Etat de respecter les accords qu’il signe avec les syndicats, et plus généralement d’améliorer en quoi que ce soit les conditions de vie de la population ou de défendre le bien commun. Tout au contraire, le Conseil d’Etat est poussé, et même contraint, au nom du renforcement de la compétitivité, à accorder des cadeaux princiers aux riches et aux grandes entreprises dans le but de les attirer dans le canton, tandis qu’il attaque bille en tête les conditions de vie de la population, en particulier les plus précaires. Le RIE 3 s’inscrit dans ces tendances.
Une organisation qui se veut anti-capitaliste et qui lutte pour un autre système doit bien plutôt se baser sur une analyse des classes en présence et de leur positionnement fondamental, actuel ou potentiel.
On doit déterminer ceux qui ont intérêt à un tel changement et ceux qui ont intérêt au statu quo, c’est-à-dire le maintien de ce système dont ils profitent. Notre sujet social, c’est de réunir toutes celles et tous ceux qui vivent de leur travail et qui subissent toutes et tous les effets délétères de ce système, en les opposant à celles et ceux qui vivent de leurs profits.
C’est pourquoi l’approche en terme de base sociale confondue avec la base électorale aboutit à singulièrement rétrécir notre sujet social.
Le texte ne contient aucun projet de rupture. Il se situe seulement de manière défensive (résistance) face aux attaques de la droite, et pour appeler sur cette base pour la seule liste cohérente, celle d’EAG. On se soumet ainsi, et on nous soumet, à la dynamique destructrice du capital qui détermine cette situation chaotique, cette crise du politique et des partis gouvernementaux. On cherche à défendre les intérêts des milieux populaires dans un cadre qui ne le permet pas et va même à fin contraire. On se positionne ainsi comme l’aile gauche de la social-démocratie, qui elle, s’adapte ouvertement à cette nouvelle situation (cf. Neuchâtel, la position des socialistes vaudois sur la RIE 3, la position du PS et de l’USS sur le plan Berset sur les retraites ; voir aussi le quinquennat de Hollande).
Si l’on juxtapose l’analyse en termes de base sociale calquée sur la base électorale avec une analyse en termes de classe sociale, ou sujet social, on peut critiquer le jugement qui est porté sur le secteur public.
D’une part, il n’est pas vrai que le secteur public considéré dans cette analyse comme notre base sociale puisqu’il est notre base électorale, soit le centre de notre sujet social de transformation, au sens où nous pouvions le concevoir dans la classe ouvrière des grandes usines dans les analyses du capitalisme à dominante industrielle et de la période des trente glorieuses.
D’autre part, le personnel de l’Etat et des services publics n’est nullement homogène : il est traversé lui aussi par des différences de classe et d’intérêts fondamentaux. Il n’y a nul doute qu’il est fortement hiérarchisé et qu’au sommet de cette pyramide, les hauts fonctionnaires se rattachent essentiellement à la classe dominante, et ceci même s’il peut exister des contradictions avec les forces politiques de droite qui représentent le secteur privé, lequel est évidemment déterminant.
Enfin, l’Etat comprend des appareils essentiels au pouvoir bourgeois tels que la police, les prisons, l’armée, les institutions judiciaires. Ce qui se passe en ce moment entre le gouvernement et la police et aussi significatif de contradictions internes, de la situation chaotique déjà mentionnée et de la crise des partis gouvernementaux. Pour le reste la majorité des salariés relève indiscutablement de notre sujet social, les milieux proches ou membres de la classe ouvrière étant tout à fait minoritaires, la majorité se situant dans les statuts d’employés ou d’enseignants.
Il est curieux qu’on considère le privé uniquement du point de vue des dirigeants de banque, d’entreprises, etc. et qu’on considère comme la base sociale des partis de droite représentant la classe dominante, sans prendre en considération les salariés. C’est logique dès lors qu’on prend en considération la base électorale. Le texte dit en effet page 3 : « la main d’œuvre de ces secteurs est composée de migrants et de frontaliers qui ne peuvent pas participer à la vie politique locale ».
On applique ainsi deux approches, selon le secteur : le secteur public et considéré du point de vue de son personnel, le secteur privé de celui des dirigeants.
Par exemple, les salariés de la restauration et de l’hôtellerie, de la construction, du nettoyage, du commerce de détail, de l’informatique, de l’horlogerie, de la mécanique ou de la chimie font indiscutablement partie de notre sujet social.
Le plus grave défaut dans l’analyse d’un point de vue institutionnel et parlementaire c’est qu’on ne prend pas véritablement en compte les travailleurs/euses et les milieux populaires qui sont privés de tout droit de vote sur toutes les questions importantes cantonales ou fédérales parce qu’ils ont un passeport étranger.
C’est une situation scandaleuse si l’on songe qu’ils représentent plus de 40% de la population résidente du canton, qu’ils travaillent ou ont travaillé dans leur très grande majorité, versé des cotisations sociales et payé des impôts.
Ces travailleurs/euses sont souvent surexploités et agissent souvent à travers les syndicats. La grande majorité d’entre eux fait évidemment partie de notre sujet social.
Partir uniquement d’une analyse basée sur l’institution parlementaire revient à abandonner l’internationalisme qui est un critère essentiel pour une organisation qui veut rompre avec le système.
La revendication de droits politiques pour ces personnes doit être réaffirmée avec force y compris dans un programme pour les élections au Grand Conseil et mise en acte. Il en va de même contre le renvoi des travailleurs immigrés qui au bout de cinq ans sont au chômage. Cela doit être combattu résolument.
Sur le mouvement de la fonction publique 2015, le texte est ambigu : il donne l’impression que ce mouvement a été certes puissant mais qu’au fond il a subi une défaite parce que le Conseil d’Etat n’a pas respecté les termes de l’accord qu’il a signé.
C’est aller un peu vite en besogne : en ce qui concerne les intérêts immédiats du personnel, il ne faudrait pas oublier le retrait des 42 heures ou l’échec du « personal stop », mentionné dans le texte, qui est lui aussi un résultat du mouvement. Il en va de même pour le versement des annuités dont le principe n’est pas abandonné.
Enfin, la pause que le Conseil d’Etat a été contraint de faire avant la présentation de son budget 2017 est aussi un effet du mouvement que le Conseil d’Etat craignait de relancer avant la votation sur la RIE 3.
D’un point de vue plus général, le mouvement n’est nullement une défaite : il a mis en évidence que la bourgeoisie n’est plus contrôlable et que c’est le système qui commande. Le fait que le gouvernement ne soit plus capable de respecter un accord signé est un indice de la situation chaotique mentionnée et de la crise des partis gouvernementaux.
Les années se suivent mais ne se reproduisent pas à l’identique. Le Cartel ne pouvait pas se relancer en claquant des doigts. Il a essayé de mobiliser contre le projet de budget 2017 mais la masse des employés n’a pas suivi. Après un mouvement comme celui de 2015, avec les sacrifices financiers et la dépense d’énergie qu’il a impliqué, une pause était dans l’ordre des choses.
La situation que nous connaissions dans les années 50-80, à Genève, a profondément changé. C’est un effet de la mondialisation.
Désormais, ce n’est plus le capitalisme industriel qui est dominant, mais bien le capital financier dans lequel il faut ranger les banques et les institutions financières, mais aussi les grands groupes multinationaux. Ces derniers constituent en effet des centres d’accumulation financière. Ils réalisent une partie de leurs profits directement sur les marchés financiers. En d’autres termes, l’industriel a été supplanté au sein de la classe dominante par les financiers. Ceux-ci exigent une rentabilité maximale à court terme. Les financiers mettent partout l’activité productive sous pression pour répondre à leurs exigences de profit ; ils doivent aussi se confronter à une compétition féroce pour la captation du profit.
Désormais, la classe dominante ne vit plus pour l’essentiel du profit issu du travail et de la production réelle, mais du profit financier qu’elle réalise directement avec le capital sur les marchés financiers. Ce qui explique le développement galopant de la spéculation financière, complètement parasitaire. En d’autres termes, la classe dominante entend faire de l’argent directement avec l’argent, et cela, sans devoir passer par le processus de production, avec les risques qu’il comporte.
Il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui, c’est seulement 5 % des capitaux circulants qui vont s’investir dans une production quelconque, alors que 95 % des capitaux qui circulent dans le monde sont purement spéculatifs. Ces derniers circulent par-dessus les frontières à la recherche d’opportunités de profits supérieurs à la moyenne, qu’il s’agisse d’actions, d’obligations, de métaux précieux, de minerais, de pétrole, de céréales, de produits financiers dérivés, de taux de change, d’immobilier, de terres. Or les profits spéculatifs exigent tout autant que les profits issus de l’économie dite réelle d’être rentabilisés. D’où problème car la base qui doit nourrir l’ensemble de ces capitaux est de plus en plus étroite, d’où l’élimination des plus faibles.
Toute l’économie productive et le travail sont d’autant plus mis sous pression, ainsi que les services publics considérés comme un coût, alors même qu’ils sont dans leur majeure partie productifs et répondent aux besoins de la population. Les services publics ne produisent pas directement de profit pour le capital, mais constituaient dans la période précédente des conditions-cadres qui soutenaient l’économie capitaliste privée et protègeaient dans une certaine mesure la population. Ce sont ces conditions-cadre qui sont aujourd’hui attaquées par cette dynamique du capital.
C’est cette situation au niveau mondial, et pas seulement à Genève, qui explique aujourd’hui la crise du politique, et en particulier la crise des partis gouvernementaux genevois. Cela crée une situation chaotique dans laquelle l’Etat ne répond plus aux aspirations de la grande majorité de la population : bien loin de répondre à leurs besoins essentiels, il les attaque au contraire de plus en plus violemment au nom de « réformes structurelles », tandis qu’il multiplie les cadeaux fiscaux en faveur des multinationales et des ultra-riches pour les attirer sur le territoire cantonal. Dans tous les pays, on constate aujourd’hui cette tendance à la baisse d’impôts pour les nantis et cette concurrence fiscale destructrice.
Dans la période du capitalisme à dominante industrielle, il se produisait des crises de surproduction. On continuait de produire alors que les marchandises ne se vendaient déjà plus et s’accumulaient dans les stocks. Cela débouchait alors sur un krach, suivi d’une récession plus ou moins longue, puis peu à peu, l’économie reprenait des couleurs après le déstockage ou la destruction pur et simple de marchandises et de capital.
Aujourd’hui, cela ne se passe plus du tout comme ça : la crise est rampante et installée dans la durée. Le capital continue de se délester du travail et de supprimer des emplois.
Les banques centrales continuent d’inonder les entreprises et les investisseurs financiers de liquidités, mais celles-ci, bien loin de relancer le crédit productif aux PME, et donc l’activité productive, sont majoritairement accaparées par le capital financier à des fins spéculatives. Aujourd’hui, la bourgeoisie cherche à masquer (voiler) le fait que ses profits ne viennent plus essentiellement du travail, donc de la production réelle, mais qu’ils proviennent de la finance, cela pour échapper aux contradictions de son système.
Cela a des incidences tant sur le sujet social du capital que sur celui du travail. La bourgeoisie s’organise dans un bloc de pouvoir dominé par le capital financier, mais qui comporte des contradictions évidentes avec la bourgeoisie industrielle ou entre les multinationales et les PME (cf. en Suisse, les déclarations de Hayek, PDG de Swatch Group, ou les plaintes des PME à propos de la politique du franc fort de la BNS). Il existe aussi une contradiction entre le secteur financier et la haute bureaucratie d’Etat.
La contradiction fondamentale oppose bien toujours le capital, et donc ceux qui vivent de leur profit, donc de la propriété lucrative, à celles et ceux qui vivent de leur travail. Mais la forme et la composition de ces deux sujets sociaux ont profondément changé depuis l’époque de la domination industrielle.
Notre sujet social a aussi indiscutablement changé : la classe ouvrière regroupée dans de grandes usines qui constituait le centre de notre sujet social de transformation est indiscutablement affaiblie, en tous cas dans les anciens pays industrialisés. Elle polarisait autour d’elle d’autres catégories sociales face au pouvoir du capital. Elle était capable de conquérir des réformes dans l’intérêt des milieux populaires.
Aujourd’hui, notre sujet social, pour l’essentiel celles et ceux qui vivent de leur travail, est beaucoup plus diffus que dans la période précédente. Il est aussi plus faible. Mais paradoxalement, il est beaucoup plus large car dans le nouveau contexte actuel, la grande majorité de la population voit ses conditions de travail, voire ses emplois drastiquement attaqués pour répondre aux exigences impératives de rentabilité du capital. Notre sujet social ne se constitue plus seulement autour des travailleurs manuels.
Il est en tous cas faux de considérer le personnel de la fonction publique comme la nouvelle centralité du sujet social du monde du travail. La situation a clairement changé.
C’est pourtant là que mène la confusion entre base sociale et base électoral.
Le problème aujourd’hui, c’est que dans cette situation, le sujet social du travail tend à se reconstituer, mais de manière chaotique. Les frustrations, voire la colère des populations qui sourdent de cette situation ont été jusqu’ici instrumentalisées par les organisations d’extrême-droite qui reprennent à leur compte plusieurs thèmes de la gauche (logement, défense des services publics par le front national, refus du libre-échange par Donald Trump pour protéger les travailleurs américains), tout en les inscrivant dans une vision nationaliste et xénophobe qui divise notre sujet social.
La classe dominante tend de plus en plus à se passer du travail, du moins dans les pays industrialisés. Elle développe son imaginaire sur la robotique, l’intelligence artificielle, la révolution numérique. Dans le contexte actuel, ces nouvelles technologies suppriment des quantités d’emplois (bureaux de poste, bus sans chauffeurs, Uber contre les taxis, caisses sans caissières, etc.) et en créent d’autres, bien moins nombreux toutefois. C’est la raison pour laquelle, consciente des dégâts en termes de chômage et de pauvreté que cela cause dans la population, la classe dominante s’efforce de donner un petit quelque chose aux personnes grandement paupérisée et essaye d’introduire un revenu permanent. C’est ainsi qu’en Italie qui compte 12 % de pauvres, le gouvernement a décidé d’accorder aux plus défavorisés un revenu permanent de 480 euros sous conditions : recherche d’un emploi, scolarisation et vaccination des enfants.
Face à ces tendances, nous devons développer un imaginaire qui corresponde à notre sujet social, sinon c’est la réalité capitaliste qui s’imposera et nous désarmera. Il existe de toute évidence des zones de besoins où l’on devrait impérativement développer le travail : les soins aux personnes âgées, la santé, l’éducation et la formation, l’environnement et la recherche énergétique, les transports publics, la coopération, l’agriculture de proximité qu’il convient de reconstruire, le sauvetage des forêts, l’assainissement des rivières, des lacs, des sources d’eau potable en général, etc.
Tous ces secteurs sont aujourd’hui partout attaqués par le capital. Dans notre imaginaire, nous devrions intégrer la robotique partout où selon nos critères, elle peut permettre de réduire la pénibilité et le stress au travail, éliminer les tâches répétitives et améliorer la sécurité des salarié-e-s.